Oradour sur Glane, presque soixante-dix ans après :
Entre le pardon et l’oubli
En France, mais aussi dans certains milieux allemands, mais pas partout, Oradour est devenu un symbole, celui de l’incroyable barbarie nazie commise par une division SS Das Reich, le 10 juin 1944, quelques jours après le débarquement allié en Normandie. Ivres d’une folie meurtrière, les SS avaient massacré l’ensemble de la population du village, plus de six cents personnes, hommes, femmes et enfants, sans la moindre pitié. Les survivants du massacre ne se comptent même pas sur les doigts d’une seule main.
La raison de cette évocation nous vient de la visite conjointe des présidents français et allemand, François Hollande et Joachim Gauck, qui vont se rendre à Oradour cet après-midi même pour y prononcer des allocutions à la mémoire des victimes. Chacun se souvient de la visite conjointe de Fran çois Mitterrand et de Helmut Kohl à Verdun. Plus poignant encore et hautement symbolique, l’agenouillement du chancelier Willy Brandt devant le mémorial de Varsovie. Il y eut d’autres témoignages de demande de pardon, de reconnaissance de la faute et d’appel à la paix et à la sérénité.
Cette affaire pose, aux plans théologique et philosophique, la question du pardon des crimes et des offenses, et celle de l’oubli. Pouvons nous pardonner sans oublier ? Et dans ce cas, quelle serait la portée et la valeur de ce pardon ? Peut on accorder la rémission des péchés ( en allemand Sündenvergebung) ? Et qui pourrait le faire, sinon les victimes elles mêmes, qui ne sont plus et dont les lèvres ne bougent plus, figées pour l’éternité ?
Deux détails m’incitent à traiter de cette question en m’appuyant sur des références bibliques, attendu que le président allemand, contrairement à son homologue français, est un pasteur, donc un homme de religion dont l’autorité morale lui a valu le poste éminent qu’il occupe.
La première question qui se pose est celle de la faute collective : peut-on parler de Kollektivschuld ? Absolument pas, cela irait à l’encontre de la théologie biblique telle qu’exposée dans le chapitre XVIII du livre d’Ezéchiel : le père ne paiera pas pour les fautes du fils ni le fils pour les crimes par son père. Ceci est absolument clair. D’ailleurs, pour bien illustrer son propos, le prophète Ezéchiel frappe une formule que l’on retrouve aussi chez Jérémie : Les pères ont mangé du verjus mais ce sont les dents des enfants qui en furent agacés.
Mais bien avant Ezéchiel, contemporain de la destruction du premier temple de Jérusalem, au Vie siècle finissant, on lit dans les chapitres de la Genèse consacrés au patriarche Abraham cette confrontation entre ce dernier et Dieu qui se voit interdire d’anéantir le juste avec l’impie, l’innocent avec le coupable… Dieu se voit rappeler sa propre théodicée..
Bref, il doit lui aussi respecter un principe fondamental de la conscience humaine, l’individualisme religieux. On ne paie pas pour les autres, pas de justice clanique, pas de loi du talion..
Et puis, il existe le pardon qui intervient après la repentance. Les Allemands appellent cette repentance, le retour en soi, sur soi (Einkehr), un peu comme le dit le Deutéronome : reviens à ton cœur (en toi-même) et l’Eternel ton Dieu te reviendra. Très belle image.
On ne peut pas oublier ce qui s’est passé mais on ne doit pas le reprocher ni l’imputer aux descendants de ceux qui l’ont commis. La République Fédérale est une Allemagne nouvelle, solidement ancrée dans le camp de la démocratie et de la liberté. Certes, il y eut, à certaines époques, des hésitations à poursuivre une dénazification rigoureuse, mais aujourd’hui l’Histoire a fait place nette.
En prenant conjointement la parole à Oradour, les deux présidents ouvrent une page nouvelle dans l’histoire des relations entre les deux pays. Ce n’est pas rien, ce n’est pas une simple commémoration qui viendrait s’ajouter à tant d’autres. Non, c’est quelque chose d’absolument nouveau puisque ce fut, à ma connaissance, le seul exemple d’un vrai holocauste en miniature sur le sol français où de simples civils furent suppliciés pour assouvir la haine meurtrière de soldats en perdition.
Par cette visite, le président allemand, le pasteur Gauck, remet à l’honneur les vraies valeurs morales de l’Allemagne spirituelle (das geistige Deutschland), celle qui a marqué la constitution éthique de notre continent.