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Il a fait très chaud durant toute la journée d’hier. Au milieu de la nuit, j’ai pu observer à la jumelle le thermomètre de la plage ; 22° vers quatre heures du matin. Ce vendredi, le long de la route vers la Mer morte, la chaleur a regagné en intensité. Chaque fois que nous entreprenons ce voyage vers le site le plus bas au monde, par rapport au niveau de la mer, je suis plongé dans mes pensées. Nul autre paysage dans ce pays, celui de nos lointains ancêtres, n’évoque plus que celui-ci notre vieille histoire.
Ce paysage quasi lunaire avec des traces inimaginables de l’érosion éolienne ou autre, me rappelle toujours la saga abrahamique, ce personnage semi légendaire qui a fondé, sans le savoir vraiment, l’identité juive, même la nôtre, contemporaine.
Ernest Renan avait un peu raison de dire que le désert est monothéiste. Rien ne bouge, rien n’est à l’échelle humaine, l’homme, pour y survivre, doit vraiment s’atteler à la tâche. Pas une goutte d’eau, pas un brin d’herbe Rien, absolument rien. De temps en temps des camps de bédouins avec des chèvres faméliques qui tentent de brouter quelque chose. Parfois un chameau. Mais nul être humain n’est visible : les bédouins se mettent à l’abri sous la tente, sirotent leur thé sirupeux et sont très économes de la moindre mobilité. C’est qu’il faudrait alors se réhydrater chaque fois et ici l’eau est une denrée rare.
Danielle tient à conduire, ce qui me permet de m’abîmer dans mes pensées. En 2011, j’avais fait paraitre aux éditions Ellipses à Paris un livre intitulé Abraham, un patriarche dans l’Histoire. Peut-être aurais je dû, avant la rédaction finale, venir me ressourcer ici… Nul ne reste insensible en contemplant ce paysage, probablement unique au monde, par sa situation.
Le livre de la Genèse est l’un des plus complexes de la Bible hébraïque. Il contient cinquante chapitres et les chapitres 12 à 25 sont dévolus à la saga abrahamique. Après c’est la vie d’Isaac (notamment au chapitre 22 sa ligature) et de Jacob… Mais la personnalité qui se dégage le plus et devient emblématique est bien celle de Joseph qui est traitée du chapitre 37 au chapitre 50, presque autant que son arrière-grand père le patriarche Abraham. Lequel connaissait ce territoire comme sa poche puisqu’il l’a sillonné de long en large, comme le note littéralement la Bible hébraïque.
Les montagnes défilent devant mes yeux et j’imagine Abraham sous sa tente, puis assis devant elle, accueillant les voyageurs ou les trois anges qui se font passer pour de paisibles caravaniers alors qu’ils ont pour mission de détruire les deux villes pécheresses, Sodome et Gomorrhe. Mais aussi de faire d’autres annonces, plus réjouissantes, notamment la naissance d’Isaac.
Les scripteurs du livre de la Genèse ont ressenti le besoin d’installer, pour ainsi dire, un patriarche, comme l’expliquait brillamment M. Albert de Pury. C’est peut-être ici l’authentique berceau de la religion d’Israël, une religion qui faisait ses premiers pas dans un environnement si oriental avec des nomades juchés sur des dromadaires, effectuant des transhumances suivant les saisons, suivis ou précédés de leurs troupeaux ; mais ces descriptions ne sont qu’une toile de fond, l’objectif des rédacteurs est de montrer que même Abraham, sans avoir reçu la Torah de Dieu, en appliquait déjà les commandements à la lettres. Et le Talmud, fidèle à son habitude, amplifie encore plus cette fidélité et cette obéissance en soulignant que le patriarche était au fait même de la tradition orale, alors que celle-ci ne verra le jour que des siècles et des siècles plus tard. En effet, la critique biblique établit conjecturalement la vie d’Abraham vers 1850 avant notre ère.
Un panneau de signalisation interrompt mes réflexions : en caractères hébreux et arabes, il indique qu’il faut ralentir car il y a devant nous un barrage militaire. Et en effet, des soldats, plutôt jeunes et lourdement armés, montent la garde de manière débonnaire. Sue le bas côté de la route est stationnée une jeep lilitaire hérissée d’antennes. Les soldats jettent un coup d’œil rapide mais c’est plus loin, quand on se rapproche de Eyn Boqéq que leurs camarades font ouvrir le coffre de la voiture.
La vision de ces deux jeunes gens et de cette jeune fille portant son fusil d’assaut en bandoulière me rappelle d’autres choses, et notamment la visite du président Donald Trump en Israël. La psychologie de ce peuple est largement déterminée par l’extérieur. Le point numéro un de la politique intérieure d’Israël, c’est la politique extérieure !
Seul un tel peuple pouvait faire au reste de l’humanité l’apostolat du messianisme. C’est la formule plus élaborée de l’idée populaire : demain, cela ira mieux : ihyé tov. Mais jamais hic et nunc.
Mais en dépit d’un état de guerre permanent depuis sa création si controversée mais légitime et absolument fondée, l’Etat d’Israël qui se proclame un Etat juif, est devenu l’une des premières puissances technologiques et militaires au monde. On le nomme la Start up nation. Il est rare de trouver des appareils électroniques d’usage courant sans quelques composants découverts et commercialisés en Israël : dans les avions, les téléphones portables et tant d’autres instruments.
Et puis, il suffit de se concentrer sur la route goudronnée, bien signalée, avec des espaces de repos, des stations services, etc…
L’hostilité quasi générale n’a pas frappé d’immobilisme, n’a pas paralysé le génie créatif du peuple juif, tant ici qu’ailleurs. Il ne s’agit pas de déclarations d’ordre apologétique. Tous ceux qui s’acharnent à dénoncer Israël devraient plutôt l’imiter ou suivre ses conseils. Le défunt premier ministre d’Israël, Itshaq Rabin avait jadis dans un très beau discours rendu hommage à la sagesse et à l’ingéniosité du peuple juif. Et il avait raison.
Mais je doute que la paix apparaisse de notre vivant. Voilà pourquoi les liturgistes juifs ont ajouté à l’invocation de l’avènement messianique la formule : bi-mehéra beyaménou, vite et de nos jours, de notre vivant… Cette redondance est voulue, intentionnelle.
Toujours cette course contre la montre du peuple juif, toujours cette temporalité qui sort du temps qui passe pour adhérer à l’éternité. Déjà le talmud avait frappé deux formules que Heidegger aurait dû méditer en publiant en 1927 Sein und Zeit. IL s’agit de Hayyé Olam et Hayyé sha’a : l’éternité face au temps qui passe. La stabilité face à la fugacité
Mais Danielle m’arrache à mes pensées en me disant que nous sommes arrivés à bon port. Encore un chabbat au Herodes de yam ha mélah avec tous ces plats marocains relevés et cette ambiance unique en son genre.
La moitié des nationalités du monde est ici représentée. Et surtout tous les maitres d’hôtel sont des bédouins, y compris le principal manager, mon ami Ismaïl…
(Prochaine lettre d’Israël VI : importer les conditions de vie parisienne en Israël)
Dans une station balnéaire avec des kilomètres de plage au sable fin sans le moindre galet, un peu comme à Agadir, la baignade compte beaucoup. Les gens sont là, certes en moindre nombre qu’au cours du mois d’août où se déversent ici toutes les banlieues de Paris, mais on ne peut pas dire que la plage soit déserte, comme dirait Aznavour.
Ici, comme dans les rues de cette ville balnéaire, le français est la langue la plus usitée, avant l’hébreu et le russe. C’est une véritable mosaïque qui se déploie sous vos yeux. En général, mis à part le mois d’août, je peux lire tranquillement des textes difficiles (Heidegger, Arendt, etc…) et la plage n’est guère brillante. Tout cela change lorsque les Français viennent.
Ce sont eux, d’ailleurs, qui sont aussi là, mais ce n’est pas la même clientèle. Il s’agit principalement de retraités français qui ont fait leur alya mais qui n’ont pas coupé tout lien avec la France. Leurs conversations gravitent toujours autour des mêmes sujets : le taux de convertibilité de l’Euro, monnaie en laquelle est libellée leur pension… Ensuite viennent les difficultés d’insertion surtout pour des personnes âgées qui ne peuvent pas assimiler l’hébreu. J’ai même entendu une dame dire : nous sommes ici des analphabètes ! Elle a raison, mais à qui la faute ? Certes, il faut avoir de la compassion pour des gens d’un certain âge, peu cultivés mais qui ne sont plus en mesure d’acquérir les bases d’une langue sémitique, si différente du français, langue indo-européenne. Et qui sont perdus, incapables de déchiffrer l’alphabet hébraïque, de comprendre ce que leur dit le guichetier de la banque. Heureusement il y a un francophone qu’on appelle à la rescousse ; mais au lieu de durer cinq minutes, l’explication prend une bonne demi-heure.
On entend aussi des critiques accablantes contre les Israéliens, surtout les commerçants et les artisans qui considèrent ceux qui viennent de l’extérieur, comme de véritables vaches laitières, taillables et corvéables à merci. Il y, certes, à prendre et à laisser. Il est indéniable que l’Israélien moyen abuse de l’inexpérience et ou de la naïveté du nouveau venu qui se croit protégé de tous ces requins par d’hypothétiques ou imaginaires valeurs juives. Je ne vais pas donner d’exemples que les antisémites pourraient nous envoyer à la figure.
Si vous voulez acheter des cartes sim, réparer votre portable, faire marcher votre téléviseur, remettre à jour la climatisation ou l’eau chaude, c’est un véritable parcours du combattant. Je puis en parler en connaissance de cause. D’autres subissent comme un traumatisme les vicissitudes entourant l’achat d’un appartement. Ici, tous les avocats sont aussi notaires et les choses ne se passent pas toujours sans accrocs.
Un vieille dame, non loin de mon transat, hurle au téléphone en français sa mésaventure de ce matin même à la banque. On l’a fait attendre, elle a à peine pu visiter son coffre… Une autre se plaint des incivilités de l’Israélien moyen qui ne dit jamais ni bonjour ni merci… C’est du moins ce que ces braves dames disent. Mais elles n’ont pas entièrement tort…
Il existe incontestablement un fossé entre les deux cultures, celle du pays d’origine et celle du pays d’accueil. Quiconque s’attendrait à trouver ici le même service qu’en Europe, en France ou en Suisse, ferait fausse route et se préparerait de tristes lendemains.
Comment s’explique cette rugosité israélienne ( ha hispous ha israélien) ? La guerre, les lendemains incertains, une administration tatillonne, les périodes militaires obligatoires, la vie chère, le terrorisme, la pression des religieux, la crise du logement, l’enseignement supérieur payant ? Ou d’autres choses ? Peut-être une volonté délibérée animant les éducateurs et les pédagogues israéliens de produire un Juif nouveau, fier de lui-même, valeureux, courageux, défiant le monde entier… J’y crois un petit peu et ce n’est pas pour me déplaire. Mais cela reste difficile à supporter car l’éducation reçue ne s’emboîte guère avec ce qui se passe en Israël.
A toutes ces récriminations, plus ou moins fondées, les Israéliens natifs, les sabras, répondent que ce n’est rien, comparé aux défis que le pays doit relever à toute heure du jour et de la nuit, confronté à la méchanceté, à la cruauté des ennemis d’Israël qui proclament urbi et orbi sa disparition. Mieux vaut un soldat courageux, valeureux qu’un individu policé et bien élevé…
Comment départager les deux parties ? Comment établir une passerelle entre ces deux visions ? La société israélienne évolue selon des critères qui lui sont propres. Elle bouge sans cesse, comme les routes et les infrastructures de ce pays. Certains sont pour d’autres sont contre. Sommes nous à l’orée d’un point de fracture ? J’espère que non, même si la vraie cassure oppose les religieux aux laïcs.
Selon moi, l’élite rabbinique locale n’a pas accompli l’effet qu’on attendait d’elle. Elle se préoccupe plus de son pouvoir d’achat et de sa situation matérielle que de l’avenir spirituel de la nation. Or, mis à part les rabbins, aucun autre corps n’est en mesure de le faire.
On m’a raconté des comportements de gardiens de la foi qui font flèche de tout bois pour s’assurer des revenus et un niveau de vie confortable. Je ne suis pas contre. Mais le rabbinat est une vocation, ce n’est pas une profession avec échelle mobile des salaires ou cumul de points de retraite. Israël est très fort militairement, c’est bien et c’est même rassurant. Mais il ne doit pas accumuler les retards spirituellement.
Il nous faut des rabbins convaincus, fidèles, conscients de leurs devoirs vis à vis de nous tous. Il faut laisser à d’autres le trafic ou le commerce des indulgences. On oublie que pour être un Etat juif et le rester il faut que cette condition soit remplie : le respect des enseignements de la Tora, d’abord par ceux qui sont chargés de l’enseigner au kelal Israël…
(Prochaine lettre d’Israël V : Au bord le Mer morte)
De manière assez curieuse, la visite de Donald Trump en Israël a suscité les réactions les plus inattendues. D’une part, l’élection du magnat américain de l’immobilier a suscité les espoirs les plus fous, et d’autre part elle a plongé la classe politique israélienne, de droite comme de gauche, dans un scepticisme inouï.
En fait, après toutes ces années où la paix paraissait à la fois proche et lointaine, l’histoire du peuple juif et donc de son aboutissement national et étatique, a dévoilé des aspects qu’on ne lui connaissait pas ou qu’on n’avait pas suffisamment approfondis : qui écrit l’Histoire des Juifs ? Les Juifs eux-mêmes ou une puissance, une divinité tutélaire qui leur impose sa loi, fait d’eux son peuple, leur impose ses commandements et ses interdits et leur assigne un territoire, si âprement contesté par d’autres et où coulent prétendument le lait et le miel ?
Les biblistes les plus sérieux font un constat : il est impossible d’écrire l’histoire du peuple d’Israël durant l’Antiquité car on ne dispose que des données de la Torah, de la Bible hébraïque avec son canon composé de vingt-quatre livres. Or, la Bible n’est pas un livre d’histoire, elle cultive les anachronismes, les déclarations contradictoires et les doublons car elle procède à une lecture théologique des événements. Elle ramène tout à une cause unique et suprême, Dieu ou sa Providence laquelle se contente de confier à d’humaines mains le soin de faire appliquer son ordre sur terre.
Dans le livre de la Genèse, un élément déterminant se lit à partir du chapitre XII : le patriarche Abraham se voit annoncer par Dieu en personne que son peuple, les enfants d’Israël, vivra en Egypte une captivité de plusieurs siècles mais qu’après cette terrible épreuve la fameuse Terre promise leur sera dévolue. On relève un détail crucial : pas une fois, ce peuple composé d’anciens esclaves, n’est consulté ; pas une fois il n’est tenu compte de son avis. Dieu, arbitre et autorité suprême, décide de tout : Israël sera réduit en esclavage en Egypte, Dieu l’en délivrera à coup de miracles et de prodiges, il vivra la traversée du désert au cours de laquelle il sera aguerri et enfin il conquerra le territoire promis par Dieu sous la férule de Josué, le fidèle disciple de Moïse.
Et au cours de sa longue période antique, le peuple d’Israël se verra rappeler à ses devoirs chaque fois que les envoyés divins, les prophètes en ressentiront le besoin. Lorsqu’Israël s’écartera de la voie tracée ou se livrera à de condamnables syncrétismes. Yahwh régnera tout seul sur ce peuple qu’il considère comme étant le sien exclusivement.
Toute l’historiographique biblique se déploie en plusieurs livres auxquels le Deutéronome, le dernier livre du Pentateuque sert d’introduction : le livre de Josué, le livre des Juges, les deux livres de Samuel et enfin les deux livres des Rois. Sept ouvrages constituent donc l’armature de l’histoire antique d’Israël. La ligne directrice est toujours la même partout : C’est Dieu qui est aux commandes.
Au cours de cette histoire tumultueuse qui a suscité chez les spécialistes des opinions ou des analyses contrastées, le peuple d’Israël a toujours attendu le salut d’ailleurs, de préférence de l’extérieur. L’espoir de ce salut culmine avec la notion de messianisme, véritable matrice de ce qui donnera plus tard dans nos systèmes politiques, la notion de l’homme providentiel. Un sauveur qui serait quasi mandaté par Dieu ou par sa Providence… Le messianisme est le rêve éveillé du peuple juif.
Plusieurs fois ce phénomène s’est vérifié dans l’histoire de ce peuple, à nul autre pareil, puisque censé être celui que Dieu s’est choisi. Son temps, son devenir, sa vie nationale sont autres.
Après la destruction du premier Temple de Jérusalem en 586 avant notre ère, et environ sept décennies après la déportation et la captivité à Babylone, Cyrus proclame un édit permettant aux exilés de rentrer chez eux. Dans cette décision qui se présente comme une mesure bienveillante mais cache mal tout autant d’arrière-pensées politiques, les Judéens ont voulu voir l‘intervention de Dieu qui a instrumentalisé le puissant monarque, agissant ainsi à son insu… La Bible avait fait la même analyse avec le bourreau du peuple d’Israël, le roi Nabuchodonosor en -586 : ce satrape n’a fait que réaliser un néfaste décret divin. Toujours cette vue théologique de l’Histoire où rien ne se fait, rien ne se produit sans que Dieu n’en ait donné l’ordre.
Au fond, les Israéliens contemporains ne se sont pas affranchis de cette grille de lecture : ils fondent sur le magnat de l’immobilier US, désormais locataire de la Maison Blanche, des espoirs quasi surnaturels. Trump serait le bon non-Juif que la Providence a chargé d’apporter la paix à ce peuple ; elle lui aurait permis de réaliser la prophétie du chapitre 31 du livre de Jérémie : les fils s’en reviennent chez eux.
Nous vivons au XXIe siècle. Il est bon de demeurer ancrés dans une vénérable tradition qui a fait à l’humanité l’apostolat du messianisme éthique et du messianisme. Mais même Moïse Maimonide qui est mort en 1204 près du Caire a donné une interprétation moderne et rationaliste de l’époque messianique. Aucun peuple n’en opprimera un autre et l’humanité aura utilisé pleinement ses facultés cognitives… Il n y aura plus d’Histoire car le temps se sera figé en téernité.
C’est dire combien il est urgent que les Juifs prennent leur histoire à bras le corps et se soustraient enfin à leur destin
Maurice-Ruben HAYOUN
Professeur à l’Uni de Genève
Dernier livre paru : Franz Rosenzweig, une introduction. Paris, Agora, 2015
Les juifs : une histoire ou un destin ?
De manière assez curieuse, la visite de Donald Trump en Israël a suscité les réactions les plus inattendues. D’une part, l’élection du magnat américain de l’immobilier a suscité les espoirs les plus fous, et d’autre part elle a plongé la classe politique israélienne, de droite comme de gauche, dans un scepticisme inouï.
En fait, après toutes ces années où la paix paraissait à la fois proche et lointaine, l’histoire du peuple juif et donc de son aboutissement national et étatique, a dévoilé des aspects qu’on ne lui connaissait pas ou qu’on n’avait pas suffisamment approfondis : qui écrit l’Histoire des Juifs ? Les Juifs eux-mêmes ou une puissance, une divinité tutélaire qui leur impose sa loi, fait d’eux son peuple, leur impose ses commandements et ses interdits et leur assigne un territoire, si âprement contesté par d’autres et où coulent prétendument le lait et le miel ?
Les biblistes les plus sérieux font un constat : il est impossible d’écrire l’histoire du peuple d’Israël durant l’Antiquité car on ne dispose que des données de la Torah, de la Bible hébraïque avec son canon composé de vingt-quatre livres. Or, la Bible n’est pas un livre d’histoire, elle cultive les anachronismes, les déclarations contradictoires et les doublons car elle procède à une lecture théologique des événements. Elle ramène tout à une cause unique et suprême, Dieu ou sa Providence laquelle se contente de confier à d’humaines mains le soin de faire appliquer son ordre sur terre.
Dans le livre de la Genèse, un élément déterminant se lit à partir du chapitre XII : le patriarche Abraham se voit annoncer par Dieu en personne que son peuple, les enfants d’Israël, vivra en Egypte une captivité de plusieurs siècles mais qu’après cette terrible épreuve la fameuse Terre promise leur sera dévolue. On relève un détail crucial : pas une fois, ce peuple composé d’anciens esclaves, n’est consulté ; pas une fois il n’est tenu compte de son avis. Dieu, arbitre et autorité suprême, décide de tout : Israël sera réduit en esclavage en Egypte, Dieu l’en délivrera à coup de miracles et de prodiges, il vivra la traversée du désert au cours de laquelle il sera aguerri et enfin il conquerra le territoire promis par Dieu sous la férule de Josué, le fidèle disciple de Moïse.
Et au cours de sa longue période antique, le peuple d’Israël se verra rappeler à ses devoirs chaque fois que les envoyés divins, les prophètes en ressentiront le besoin. Lorsqu’Israël s’écartera de la voie tracée ou se livrera à de condamnables syncrétismes. Yahwh régnera tout seul sur ce peuple qu’il considère comme étant le sien exclusivement.
Toute l’historiographique biblique se déploie en plusieurs livres auxquels le Deutéronome, le dernier livre du Pentateuque sert d’introduction : le livre de Josué, le livre des Juges, les deux livres de Samuel et enfin les deux livres des Rois. Sept ouvrages constituent donc l’armature de l’histoire antique d’Israël. La ligne directrice est toujours la même partout : C’est Dieu qui est aux commandes.
Au cours de cette histoire tumultueuse qui a suscité chez les spécialistes des opinions ou des analyses contrastées, le peuple d’Israël a toujours attendu le salut d’ailleurs, de préférence de l’extérieur. L’espoir de ce salut culmine avec la notion de messianisme, véritable matrice de ce qui donnera plus tard dans nos systèmes politiques, la notion de l’homme providentiel. Un sauveur qui serait quasi mandaté par Dieu ou par sa Providence… Le messianisme est le rêve éveillé du peuple juif.
Plusieurs fois ce phénomène s’est vérifié dans l’histoire de ce peuple, à nul autre pareil, puisque censé être celui que Dieu s’est choisi. Son temps, son devenir, sa vie nationale sont autres.
Après la destruction du premier Temple de Jérusalem en 586 avant notre ère, et environ sept décennies après la déportation et la captivité à Babylone, Cyrus proclame un édit permettant aux exilés de rentrer chez eux. Dans cette décision qui se présente comme une mesure bienveillante mais cache mal tout autant d’arrière-pensées politiques, les Judéens ont voulu voir l‘intervention de Dieu qui a instrumentalisé le puissant monarque, agissant ainsi à son insu… La Bible avait fait la même analyse avec le bourreau du peuple d’Israël, le roi Nabuchodonosor en -586 : ce satrape n’a fait que réaliser un néfaste décret divin. Toujours cette vue théologique de l’Histoire où rien ne se fait, rien ne se produit sans que Dieu n’en ait donné l’ordre.
Au fond, les Israéliens contemporains ne se sont pas affranchis de cette grille de lecture : ils fondent sur le magnat de l’immobilier US, désormais locataire de la Maison Blanche, des espoirs quasi surnaturels. Trump serait le bon non-Juif que la Providence a chargé d’apporter la paix à ce peuple ; elle lui aurait permis de réaliser la prophétie du chapitre 31 du livre de Jérémie : les fils s’en reviennent chez eux.
Nous vivons au XXIe siècle. Il est bon de demeurer ancrés dans une vénérable tradition qui a fait à l’humanité l’apostolat du messianisme éthique et du messianisme. Mais même Moïse Maimonide qui est mort en 1204 près du Caire a donné une interprétation moderne et rationaliste de l’époque messianique. Aucun peuple n’en opprimera un autre et l’humanité aura utilisé pleinement ses facultés cognitives… Il n y aura plus d’Histoire car le temps se sera figé en téernité.
C’est dire combien il est urgent que les Juifs prennent leur histoire à bras le corps et se soustraient enfin à leur destin
Maurice-Ruben HAYOUN
Professeur à l’Uni de Genève
Dernier livre paru : Franz Rosenzweig, une introduction. Paris, Agora, 2015
Les juifs : une histoire ou un destin ?
De manière assez curieuse, la visite de Donald Trump en Israël a suscité les réactions les plus inattendues. D’une part, l’élection du magnat américain de l’immobilier a suscité les espoirs les plus fous, et d’autre part elle a plongé la classe politique israélienne, de droite comme de gauche, dans un scepticisme inouï.
En fait, après toutes ces années où la paix paraissait à la fois proche et lointaine, l’histoire du peuple juif et donc de son aboutissement national et étatique, a dévoilé des aspects qu’on ne lui connaissait pas ou qu’on n’avait pas suffisamment approfondis : qui écrit l’Histoire des Juifs ? Les Juifs eux-mêmes ou une puissance, une divinité tutélaire qui leur impose sa loi, fait d’eux son peuple, leur impose ses commandements et ses interdits et leur assigne un territoire, si âprement contesté par d’autres et où coulent prétendument le lait et le miel ?
Les biblistes les plus sérieux font un constat : il est impossible d’écrire l’histoire du peuple d’Israël durant l’Antiquité car on ne dispose que des données de la Torah, de la Bible hébraïque avec son canon composé de vingt-quatre livres. Or, la Bible n’est pas un livre d’histoire, elle cultive les anachronismes, les déclarations contradictoires et les doublons car elle procède à une lecture théologique des événements. Elle ramène tout à une cause unique et suprême, Dieu ou sa Providence laquelle se contente de confier à d’humaines mains le soin de faire appliquer son ordre sur terre.
Dans le livre de la Genèse, un élément déterminant se lit à partir du chapitre XII : le patriarche Abraham se voit annoncer par Dieu en personne que son peuple, les enfants d’Israël, vivra en Egypte une captivité de plusieurs siècles mais qu’après cette terrible épreuve la fameuse Terre promise leur sera dévolue. On relève un détail crucial : pas une fois, ce peuple composé d’anciens esclaves, n’est consulté ; pas une fois il n’est tenu compte de son avis. Dieu, arbitre et autorité suprême, décide de tout : Israël sera réduit en esclavage en Egypte, Dieu l’en délivrera à coup de miracles et de prodiges, il vivra la traversée du désert au cours de laquelle il sera aguerri et enfin il conquerra le territoire promis par Dieu sous la férule de Josué, le fidèle disciple de Moïse.
Et au cours de sa longue période antique, le peuple d’Israël se verra rappeler à ses devoirs chaque fois que les envoyés divins, les prophètes en ressentiront le besoin. Lorsqu’Israël s’écartera de la voie tracée ou se livrera à de condamnables syncrétismes. Yahwh régnera tout seul sur ce peuple qu’il considère comme étant le sien exclusivement.
Toute l’historiographique biblique se déploie en plusieurs livres auxquels le Deutéronome, le dernier livre du Pentateuque sert d’introduction : le livre de Josué, le livre des Juges, les deux livres de Samuel et enfin les deux livres des Rois. Sept ouvrages constituent donc l’armature de l’histoire antique d’Israël. La ligne directrice est toujours la même partout : C’est Dieu qui est aux commandes.
Au cours de cette histoire tumultueuse qui a suscité chez les spécialistes des opinions ou des analyses contrastées, le peuple d’Israël a toujours attendu le salut d’ailleurs, de préférence de l’extérieur. L’espoir de ce salut culmine avec la notion de messianisme, véritable matrice de ce qui donnera plus tard dans nos systèmes politiques, la notion de l’homme providentiel. Un sauveur qui serait quasi mandaté par Dieu ou par sa Providence… Le messianisme est le rêve éveillé du peuple juif.
Plusieurs fois ce phénomène s’est vérifié dans l’histoire de ce peuple, à nul autre pareil, puisque censé être celui que Dieu s’est choisi. Son temps, son devenir, sa vie nationale sont autres.
Après la destruction du premier Temple de Jérusalem en 586 avant notre ère, et environ sept décennies après la déportation et la captivité à Babylone, Cyrus proclame un édit permettant aux exilés de rentrer chez eux. Dans cette décision qui se présente comme une mesure bienveillante mais cache mal tout autant d’arrière-pensées politiques, les Judéens ont voulu voir l‘intervention de Dieu qui a instrumentalisé le puissant monarque, agissant ainsi à son insu… La Bible avait fait la même analyse avec le bourreau du peuple d’Israël, le roi Nabuchodonosor en -586 : ce satrape n’a fait que réaliser un néfaste décret divin. Toujours cette vue théologique de l’Histoire où rien ne se fait, rien ne se produit sans que Dieu n’en ait donné l’ordre.
Au fond, les Israéliens contemporains ne se sont pas affranchis de cette grille de lecture : ils fondent sur le magnat de l’immobilier US, désormais locataire de la Maison Blanche, des espoirs quasi surnaturels. Trump serait le bon non-Juif que la Providence a chargé d’apporter la paix à ce peuple ; elle lui aurait permis de réaliser la prophétie du chapitre 31 du livre de Jérémie : les fils s’en reviennent chez eux.
Nous vivons au XXIe siècle. Il est bon de demeurer ancrés dans une vénérable tradition qui a fait à l’humanité l’apostolat du messianisme éthique et du messianisme. Mais même Moïse Maimonide qui est mort en 1204 près du Caire a donné une interprétation moderne et rationaliste de l’époque messianique. Aucun peuple n’en opprimera un autre et l’humanité aura utilisé pleinement ses facultés cognitives… Il n y aura plus d’Histoire car le temps se sera figé en téernité.
C’est dire combien il est urgent que les Juifs prennent leur histoire à bras le corps et se soustraient enfin à leur destin
Maurice-Ruben HAYOUN
Professeur à l’Uni de Genève
Dernier livre paru : Franz Rosenzweig, une introduction. Paris, Agora, 2015