Les idées politiques sinueuses de R. T. Erdogan
Le nouveau président turc est arrivé à ses fins, occuper le poste présidentiel de son pays, comme le père fondateur de la Turquie moderne, avant lui, mais avec des idées en opposition aux siennes. Au fond, jusqu’ici, tout est normal, même si cette évolution n’est guère souhaitable, le programme politique du nouvel élu étant, comme on dit, islamo-conservateur, ce qui heurte frontalement les idées laïques du kémalisme.
Un mot du succès du chef de l’AKP qui a tout de même à son actif quelques grandes réalisations. M. Erdogan a aidé son pays à sortir du marasme économique, redonnant des moyens de subsistance à des millions de ses concitoyens, arrachés à la pauvreté. Il a permis un taux de croissance qui ferait pâlir d’envie nos pays occidentaux, même si cette croissance a fortement baissé, elle reste tout de même autour de 4%. Ce qui constitue, incontestablement, un record.
Mais sur le plan des libertés intérieures et de la démocratie en général, le régime de cet homme accuse de très nombreux et très graves déficits. Le premier point négatif est évidemment la dérive autoritaire, la purge du corps judiciaire et des services de sécurité, accusés, à demi mot, de comploter contre le régime alors que leurs membres ne faisaient qu’enquêter sur l’entourage de nouveau président. Dans ce même contexte, la Turquie est actuellement le pays qui a embastillé le plus de journalistes. Quant à la question kurde, en dépit de quelques timides avancées, le problème reste au point mort car cette forte minorité de la Turquie moderne n’est pas réussi à faire valoir ses droits légitimes. Et je n’évoque même pas le contentieux avec le peuple arménien…
Les points les plus préoccupants relèvent de la politique étrangère. M. Erdogan sait bien que l’Europe ne l’admettra jamais en son sein, comme un partenaire à égalité avec la France, l’Allemagne ou la Grande Bretagne… C’est une évidence, en dépit des pantalonnades de l’intéressé qui, sans le dire vraiment, se réoriente vers d’autres horizons moins glorieux mais qui sont à sa portée : le monde arabo-musulman et les anciennes républiques de la défunte URSS. Et dans cette tentative de s’ériger en puissance régionale incontestée, M. Erdogan a commis quelques erreurs qui trahissent son amateurisme et son caractère emballé et tempétueux.
A la lumière de ce qui se passe aujourd’hui à Gaza, on voit que M. Erdogan n’a pas choisi le bon camp et qu’il a dangereusement défié l’Egypte, puissance régionale naturelle au Proche Orient. Le maréchal-président identifie désormais clairement le président turc comme un allié des islamistes alors que lui-même combat fermement les Frères musulmans sur son territoire. Aux yeux des Egyptiens, M. Erdogan veut ressusciter l’ancien empire ottoman qui régnait jadis sur toutes les capitales arabes de la région. Cela rappelle aux Arabes de mauvais souvenirs, eux qui ne veulent pas d’un leadership néo-ottoman… Al-Sissi lance un projet pharaonique de doublement su canal de Suez, renouant avec les grands travaux que les régimes qui veulent durer entreprennent généralement. C’est aussi un défi aux projets du président turc.
Dans ses envolées lyriqiues et s brouillonnes qui tournent le dos à la logique des relations internationales, commandant une analyse froide et claire des intérêts bien compris de son pays, M. Erdogan s’est trompé vis-à-vis de la Syrie. Il a d’abord commencé par s’en rapprocher pour s’en éloigner ensuite avec éclat. Il faut dire qu’au début, il a suivi la voie d’une alliance militaire avec Israël dont les pilotes de chasse s’entraînaient dans le ciel turc, à proximité de la frontière syrienne. Le nouveau président a mis fin à tout cela, même s’il laisse son état major militaire prendre livraison des drones commandés à l’industrie israélienne de l’armement ! Au fond, sa main droite ignore ce que fait sa main gauche.. Et je rappelle que les échanges commerciaux entre les deux pays sont inversement proportionnels à leurs relations politiques et diplomatiques. Mais un tel paradoxe ne gêne guère M. Erdogan qui n’est pas un disciple de René Descartes.
Et la liste des errements de M. Erdogan est encore longue, lui qui se laisse aller à des rêves inconsistants : renouant avec l’ancienne pratique des sultans de la Sublime Porte ( al-Bab al-‘ali) qui allaient rendre grâce à Dieu dans une mosquée du voisinage, lors de leur accession au trône, l’homme fort du pays est donc allé faire ses dévotions… N’importe quel étudiant de première année à Sciences-Po le lui aurait déconseillé au niveau de la communication et de la bonne image ! Mais l’aurait il écouté ?
Enfin, il y a l’irritation des USA. Car même M. Obama, qui est loin d’être un foudre de guerre ou un homme déterminé et résolu, a jugé bon de refroidir un peu les ardeurs de son homologue turc, lequel laisse entendre qu’une nouvelle flottille va tenter de forcer le blocus de Gaza. Il est peu probable que cela se fasse, mais dans ses visées de domination du monde arabe, M. Erdogan a compris que le meilleur moyen de réaliser ses objectifs était d’instrumentaliser la cause palestinienne..
Tout ceci ne serait pas très inquiétant s’il n y avait, en perspective, un grave conflit intérieur qui se prépare. Le bouillonnant président veut réformer la constitution de son pays et se refuse à inaugurer les chrysanthèmes… Il ne veut pas régner mais gouverner, comme il le faisait du temps où il était premier ministre… Or, pour y arriver, il faut une majorité des deux tiers au parlement, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. L’opposition est abattue mais elle réagira face à la menace d’une changement de régime : en agissant ainsi, ce président islamiste veut donner le coup de grâce aux séquelles du kémalisme.
Mais ici se pose une grande question : l’armée, bien qu’expurgée de ses éléments les plus laïcs et surveillée de près, laissera-t-elle faire , elle qui a toujours été la muraille protectrice de la Turquie moderne ? C’est peu probable.
Il y a près d’un an, on disait M. Erdogan très préoccupe par le syndrome égyptien où l’armée, justement, a décidé de se défaire d’un régime anti national, enfonçant le pays dans une crise sans fin. Mais comme l’écrivait Karl Marx, l’histoire ne se répète pas.
L’avenir n’est pas très rassurant. A moins que… à moins que M. Erdogan, une fois au pouvoir, s’assagisse et revienne à de meilleurs sentiments et à une meilleure appréciation de la situation.
A ce niveau là, les erreurs commises ne pardonnent jamais.
Maurice-Ruben HAYOUN