La (mauvaise) conscience juive face à la guerre……
Chaque jour qui passe renforce la position d’Israël au plan militaire mais a tendance à le miner au plan éthique. Non point que cet état, en butte à d’insupportables attaques, se conduise mal, mais simplement parce que les impératifs de sa légitime défense le contraignent à prendre des mesures que sa vocation historique et ses idéaux spirituels lui interdiraient en temps normal.
Je commencerai par évoquer cet héritage unique et exemplaire d’Israël, le peuple qui a donné à l’humanité croyante ou incroyante le Décalogue, véritable charte de l’humanité civilisée, et conclurai en donnant la parole à des acteurs plus proches de nous.
Ernest Renan, excellent connaisseur de l’histoire de l’ancien Israël et titulaire de la chaire d’hébreu et d’araméen au Collège de France, avait noté le profond dilemme de ce peuple qui, pour avoir voulu écrire l’histoire de l’humanité, s’est vu interdire de continuer à exister en tant d’entité propre. Et c’est une interrogation citée dans le premier livre du Pentateuque, le livre de la Genèse, que je citerai d’emblée : Suis-je le gardien de mon frère ? A cette exclamation de l’assassin de son propre frère, Abel, exclamation précédant l’introduction d’un ordre éthique universel, toute la tradition juive répond positivement : oui, nous sommes les gardiens de nos frères…
Et cet état d’esprit imprègne aujourd’hui encore toute la mentalité de ce peuple d’Israël qui ne s’est pas contenté de faire refleurir le désert mais a aussi redonné vie aux valeurs universalistes de ses vieux prophètes. Encore une petite phrase de Renan, qui lui a d’ailleurs coûté très cher jusqu’à la fin de ses jours , en raison de la réaction vindicative d’une certaine église catholique : le christianisme, écrivait le philosophe-historien de Tréguier, existait huit siècles avant Jésus, il naquit avec le prophète Isaïe dont les rappels à l’ordre éthique universel sont récurrents dans le livre qui porte son nom.
C’est ce même prophète qui a développé cette allégorie d’un âge d’or de l’humanité qui fait désormais partie du patrimoine de l’humanité civilisée ; le loup et l’agneau, le lion et le bœuf, le nourrisson et le serpent, qui cohabitent, plus personne ne représentera un danger pour l’autre. Et toute cette humanité affluera sur la montagne de Sion, la connaissance de Dieu inondera toutes les consciences et marquera l’avènement de la paix universelle… Le germaniste que je suis ne peut s’empêcher de signaler qu’Isaïe, par ses appels à la paix universelle, par ce pacte de paix (berith chalom) a précédé Kant (mort en 1804) de près de deux mille six cents ans… On se souvient de cette belle phrase lyrique du sage de Königsberg, que je résume : le ciel étoilé au-dessus de ma tête et la loi morale gravée dans mon cœur… Et ne voyez dans ces rappels aucun esprit apologétique.
Oui, la loi morale gravée dans mon cœur : tel est le dilemme d’un Etat qui se veut juif, donc fidèle à certaines valeurs qui lui ont permis de traverser les siècles et de parvenir à ce jour, malgré toutes les menaces et les tentatives d’extermination.. Un passage talmudique s’est penché sur ce miracle de la survie de ce peuple et les Sages ont conclu que le plus grand mérite d’Israël n’est pas d’avoir, envers et contre tout, vécu conformément à la Tora de Dieu (même si cela est fondamental) mais de n’avoir jamais douté de la foi et de la confiance (ha-Emouna we-ha-bittahon) en son Dieu…… En d’autres termes, Israël a placé sa foi en son Créateur bien au dessus de sa propre survie.
Israël a toujours eu mauvaise conscience lorsqu’il se confrontait victorieusement à ses ennemis, fussent-ils habités des pires intentions à son égard. C’est ce qu’on constate aujourd’hui : alors que personne ou presque ne l’exige de son armée, Israël décrète des trêves unilatérales, même si l’avant-dernière lui a coûté la vie de trois de ses soldats, victimes d’une traitreuse attaque à un moment où les hostilités devaient s’arrêter.
Le meilleur exemple de cette répugnance vis-à-vis de la guerre et de son cortège d’horreurs nous est livré par un passage du midrash relatant la sortie d’Egypte et qui me fut jadis expliqué dans ma ville natale alors que j’avais environ 7 ou 8 ans : Dieu, nous dit-on, est triste d’avoir dû noyer la cavalerie égyptienne qui s’était lancée à la poursuite de son peuple qu’il venait de libérer du joug de l’esclavage. Et pour bien marquer cette ombre au tableau, alors que l’on aurait dû s’enorgueillir de cette belle victoire, on ne lit, en signe de demi deuil, qu’une partie du Hallél (prière d’hommage à Dieu, composée des Psaumes 115 à 118). Dieu, conclut le midrash, ne se remet pas d’avoir dû sacrifier certains de ses fils, les Egyptiens !!!
La plupart de ceux qui manifestent contre l’opération militaire à Gaza, si peu nombreux et si ignorants soient-ils de l’antique tradition juive qui relate de tels faits, ont, malgré tout, été imprégnés par cette tradition : le respect, la sacralité de la vie, l’universalité de la loi morale, la négation de tout racisme en notant que si Dieu, en dépit de sa toute-puissance, n’a créé qu’un seul Adam au lieu d’en fabriquer un peu plus, c’était pour que nul ne puisse se prévaloir d’un lignage supérieur à celui de son voisin…
Le drame, car c’en est un, c’est que les critiques et les ennemis d’Israël ignorent ou feignent d’ignorer cette tradition qui se situe aux origines de la morale. Dois-je renvoyer à un livre de Fr. Nietzsche, La généalogie de la morale, où l’auteur reconnaît (de manière critique) le rôle d’Israël dans la naissance de la préoccupation éthique et aussi, de la mauvaise conscience.
Et justement, parlons en de cette mauvaise conscience ! Voici deux déclarations de personnalités israéliennes vivant ou ayant vécu au cours du XXe siècle. Golda Méir, leader charismatique d’Israël qui a formulé ce sentiment d’une manière que jr résume en substance : nous ne pardonnerons jamais aux Arabes de tuer nos enfants, mais nous leur pardonnerons encore moins de nous contraindre à tuer les leurs… Toujours le noble souci de rester au niveau de l’exigence morale.
La deuxième personnalité n’est autre qu’Amoz Oz, célèbre écrivain dont les opinions politiques de gauche sont notoires. Sollicité par un journaliste allemand de la Deutsche Welle pour une interview, il exprima deux questions avant de répondre à celles de son interlocuteur: Que feriez vous chez vous, demanda Amos Oz, si le voisin d’en face tire sur votre appartement à la mitrailleuse lourde en mettant un bébé sur ses genoux ? Que feriez si le même creuse un tunnel pour vous surprendre dans votre sommeil et tuer votre famille, toujours en ayant pris soin de placer un autre nourrisson sur ses genoux, dans le cas très probable, où vous répondrez à son attaque ?
Tel est le dilemme d’Israël qui se voit contraint de répondre à ces attaques qui l’indignent mais qu’il doit pourtant les repousser. Et il se voit condamné, mis au ban, alors que son ennemi qui ne respecte rien ne suscite pas la moindre réprobation.
Certains disent qu’il y a des défaites qui honorent ceux qui les subissent dignement alors qu’il y a des victoires qui disqualifient au plan moral ceux qui les remportent. Par des moyens odieux
Il faut espérer que comme dans le cas de Samson (qui opérait lui aussi il y a plus de trois millénaires dans la région de la pentapole (Gaza, Gat, Ekron, Ashdod, Ashkelon) (livre des Juges, ch. 13-14), l’amer finisse par donner la douceur du miel et que la guerre disparaisse pour faire place à la paix.