Pierre Nora et ses Recherches de France
La quête d’une France éternelle
Quand on entame la lecture d’un ouvrage de cette importance, on le fait toujours avec une certaine attente qui n’est pourtant pas une idée préconçue. Mais on en attend quelque chose. C’est évidemment le cas avec ses Recherches de France où Pierre Nora, l’un des plus grands historiens français de notre temps, reprend près d’un demi siècle de réflexions sur les notions constitutives de nation, d’identité, de mémoire , de république et de révolution. Mais le fil rouge de l’ouvrage est, sans conteste, l’idée ou la notion de mémoire, de lieux de mémoire. Ce thème est récurrent dans l’ouvrage, c’est un véritable Leitmotiv : on le sent affleurer dans les dix-huit études ou articles du livre. Et la dernière partie porte un titre hautement révélateur, Les chemins de l’identité. Or de quoi fait-on le plus mémoire, sinon de son identité ? Il est légitime, et même hautement recommandé, de chercher à savoir qui on est, d’où l’on vient et de quel legs nous sommes porteurs… Et les toutes premières lignes de la 14e étude l’attestent largement. Pierre Nora y souligne la différence fondamentale entre les peuples qui se souviennent, et les autres. Les uns, écrit-il, enracinent le plus proche dans le plus lointain tandis que les autres… (p 359)
Que cherche-t-on durant toute sa vie, sinon à percer le mystère de ses origines et de son identité profonde ? Si je prends des exemples célèbres dans l’histoire de la philosophie, notamment médiévale, mais aussi moderne ou contemporaine (Maimonide, Thomas d’Aquin, Averroès, Spinoza, Fichte , Hermann Cohen, Martin Buber, etc…) je réalise que derrière les spéculations les plus fouillées se profile une lancinante quête identitaire. Je ne dis pas d’emblée que c’est aussi le cas de Pierre Nora, mais cela pourrait bien l’être car derrière ces Recherches de France se cachent, me semble-t-il, les questions suivantes : qu’est-ce que la France et qu’est ce qu’être français ?
Cet ouvrage est véritablement inspiré de la première à la dernière ligne. Cela commence dès la présentation qui révèle autant de choses sur le contenu de l’ouvrage que sur la personnalité de l’auteur. Bien que la recherche historico-critique soit menée avec une grande rigueur, l’âme de l’auteur transparaît : Pierre Nora suit pas à pas ce qu’il décrit comme «les entrelacs de la nation, de la République et de la Révolution.» Et après avoir noté que la France réunit à l’état le plus pur les différents éléments qui ont permis l’émergence de l’Europe moderne, il souligne qu’il a cherché à produire un portrait de la France qui soit au service de la France qui vient.. Ce n’est pas peu dire. Mais l’auteur pousse encore plus loin ce qu’il faut bien nommer son amour de ce pays, en se demandant si la France n’a pas existé avant la France.. Et c’est à la fin du dernier paragraphe que Pierre Nora se livre entièrement : il avait, dit-il, conçu jadis le projet de rédiger une thèse, jamais écrite, sur L’idée de nation depuis l’affaire Dreyfus jusqu’à la guerre de 1914… Mais le présent ouvrage constitue peut-être la réalisation de cette promesse non tenue à ce jour. Et Pierre Nora d’ajouter de manière significative : il n’est décidément pas si facile d’échapper à son destin. Déjà apparaît, avant même la première étude, l’idée que les interrogations du début de la vie sont une incontestable quête identitaire, pas seulement celle d’une France chérie, mais aussi la sienne propre, ou bien l’histoire de leur recherche à travers toutes ces décennies. Nous aurons l’occasion d’y revenir en analysant l’avant-dernier texte, La France et les Juifs, destins mêlés. Existerait-il meilleure illustration de notre propos ? Cette dernière subdivision s’intitule justement, Les chemins de l’identité..
Sans chercher à soumettre cette expression à une exégèse talmudique ni à confiner l’auteur à ses origines ethniques ou religieuses, je dois souligner qu’un auteur si éminent, un historien si réputé, n’utilise pas les mots à la légère. On n’échappe pas à son destin, écrit-il, et un peu plus haut, il évoque l’affaire Dreyfus, le drame de tout le judaïsme français, ce fameux franco-judaïsme qui a failli faire naufrage à cause de cet antisémitisme enragé. Il suffit de s’en référer à l’ouvrage de Hannah Arendt (même si ne je ne suis pas toujours d’accord avec elle) pour s’en convaincre.
Mais tout le livre qu’on a sous les yeux dans ce compte-rendu ne saurait être réduit à un quelconque débat autour d’une référence occultée ou signalée au judaïsme ou à la judéité. Ce serait au sens propre comme au figuré trop réducteur.
Dans un autre contexte, différent mais proche, je pense à une phrase du défunt philosophe Jacques Derrida avec lequel j’avais échangé une correspondance et que je devais rencontrer pour discuter avec lui. L’entretien n’eut pas lieu car l’homme était gravement malade et la mort le surprit avant notre rencontre. Dans une longue interview accordée, des années auparavant, à un journaliste du Monde, Christian Delacampagne, qui le rendait attentif à sa propre mentalité exégétique similaire à celle du Talmud, le philosophe fit une réponse en forme de pirouette qui m’avait jadis beaucoup intrigué : je ne connais pas le Talmud mais le Talmud, lui, s’ y connaît en moi… La langue allemande use d’une expression qu’elle est pratiquement la seule à connaître pour parler d’une intimité qui nous dépasse et qui s’inscrit en nous dès notre plus jeune âge : mit der Milch der Mutter gesogen (j’ai sucé cela avec le lait de ma mère). Cela fait aussi penser au superbe ouvrage de Joseph Hayyim Yerushalmi, Le Moïse de Freud : judaïsme terminable et interminable.
Lorsqu’on diffère quelque peu, par ses origines ou ses convictions religieuses (qu’on en ait eu ou pas), de la masse de la population, on ressent des difficultés à se définir. Si les racines de l’individu ne sont pas profondément enfoncées dans le sol du pays qui l’a vu naître, il se pose aussitôt, consciemment ou inconsciemment, la question de l’appartenance. Relisons cette phrase en haut de la page 24 : le lieu du même, un symbole d’appartenance, un instrument d’enracinement à la terre, et au sol… De telles expressions méritent que l’on s‘ y arrête.
Dans la première étude consacrée à l’avènement de la nation, une formule de Rousseau retient l’attention ; il s’agit d’un projet de profession de foi à soumettre aux habitants de l’île de beauté. On y lit une déclaration qui rappelle étrangement la profession de foi du livre du Deutéronome (le fameux Shema Israël) avec le commandement d’aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa puissance (mé’odékha)… Ce rapprochement n’aurait peut être pas plu à Rousseau, ne plaira pas plus, probablement, à Pierre Nora, mais il s’est imposé à moi, en raison de ma lecture toute talmudique des textes..
Une chose continue de frapper l’observateur interne ou externe : l’adjonction systématique de l’adjectif national à toutes les institutions françaises depuis la chute de la monarchie : contrairement à Louis XIV qui s’estimait l’incarnation unique et exclusive du pays et de sa population, la Révolution et, dans son sillage, la république parle d’éducation nationale, d’assemblée nationale, de fête nationale, de communauté nationale, de représentation nationale, de deuil national, et dernier mais non moindre, de souveraineté nationale etc… Donc d’une réalité qui émane de la nation et lui appartient en propre. Pierre Nora montre bien les prétentions exclusivistes de chaque parti qui revendiquait pour lui seul la nation, notamment ( p 31) l’identification révolutionnaire de celle-ci…, réduisant au silence toute autre prétention venant d’ailleurs. On pense au mot terrible de Hegel selon lequel toute conscience poursuit le meurtre d’une autre conscience.
De la nation nous passons à la république qui a doté l’expérience démocratique d’un cadre institutionnel : la souveraineté monarchique a fait place à la souveraineté nationale. A l’aide d’une analyse diachronique très fine, Pierre Nora montre que ce qu’il nomme à juste titre la stabilisation de la république, a pris beaucoup de temps, alors qu’à ses origines, elle se confondait parfois avec une justice expéditive et des tribunaux d’exception. En somme, elle était très loin de respecter la séparation des pouvoirs.
Après cela, nous lisons une brève étude sur Marx et la révolution de 1848 en France. La déception de l’auteur du Capital n’a d’égale que sa haine et sa fureur.
Mais c’est l’article suivant qui a retenu toute mon attention, notamment lorsque je pris connaissance des confidences de Jules Michelet, l’éminent historien, sur lui-même et sur son rapport à la France. P.N. est vraiment fondé à parler d’hystérie.. Certes, le grand historien du XIXe siècle avait des raisons de réagir de la sorte, suite, notamment à son incroyable intimité avec les gisants et surtout en raison des drames survenus dans sa propre vie familiale. Et cela m’a rappelé une phrase d’un de mes professeurs d’histoire à la Sorbonne selon lequel l’Histoire… de Michelet nous en apprend plus sur Michelet que sur la France.
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