Lisez ce livre de Amir Gutfreund, Les gens indispensables ne meurent jamais
L’été est favorable à la lecture, même pour ceux dont la fonction professionnelle est de lire sans arrêt. Mais au moins, durant l’été, on ne lit pas que des livres de philosophie ou d’histoire, même si je ne les oublie guère. Quand j’ai commencé à lire ce livre dont le titre original hébraïque est tout différent (Ha-Shoah shélanou), j’ai été tout de suite conquis. Ce qui est incroyable, c’est que son auteur n’est pas, que je sache, un écrivain professionnel mais un ancien colonel de l’armée de l’air (Heyl ha-awir). Dès sa parution en Israël, l’ouvrage remporta un grand succès et fut traduit en maintes langues, dont le français. De quoi s’agit-il ?
Des enfants qui sont nés en Israël de parents ayant échappé à la Shoah. C’est-à-dire des enfants et petits enfants qui découvrent chaque jour les affres vécues par leurs aînés durant la guerre. Et bien entendu, les ravages causés par la Shoah ont créé des vides dans les génération : la plupart des enfants n’ont plus de grands parents en raison de la politique d’extermination.
L’auteur nous présente donc une galerie de portraits étonnamment vivants avec leurs grandeurs et leurs défauts, leurs beaux aspects et les moins beaux, bref des exemplaires de vie humaine, avec cette spécificité extraordinaire qu’est d’être un rescapé. Le livre contient fort peu de dialogues, mais des descriptions psychologiques d’une remarquable finesse, sans concession mais toujours avec une certaine tendresse. Comme le livre est inénarrable, on se contentera d’évoquer quelques uns des principes gisant à son fondement. Trois lois, au moins, y lit-on, ont déterminé l’éducation des enfants de ce milieu un peu particulier : la loi de compression qui signifie ceci : comme les grands parents et parfois même les parents n’ont pas survécu, il fallut se chercher des grands parents, des oncles et des tantes de substitution. Ainsi, nous voyons défiler dès le début du livre une pléthore de grands parents qui n’en sont pas vraiment mais qui donneraient tout l’or du monde pour jouir de ce titre pleinement. Il y a toujours une ironie affectueuse dans cette manière de brosser des portraits sans complaisance : le vieux grand père avare qui ne dépense jamais rien, réutilise dix fois, voire plus, les sachets de thé au point de vouloir, après, en faire un matelas ou un oreiller… Tel autre qui dépense des trésors d’ingéniosité pour ne pas payer ses factures, pour multiplier les comptes en banque à peine alimentés… Ou encore ces femmes qui cachent (mal) leurs multiples frustrations en se plaignant de maux de tête ou de maladies imaginaires.. Plus durement hélas, des enfants malades souffrant de maladies congénitales…. Et puis les secrets inavouables : des femmes qui ont dû consentir à leurs tortionnaires nazis des faveurs au point de tomber enceintes de leurs œuvres, d’anciens kapos juifs qui –mais ce fut très rare-, trahirent leur appartenance religieuse et se firent les supplétifs des bourreaux pour sauver leur vie, etc…
Et puis il y cette vie ghettoïsée où les originaires de telle ou telle bourgade de Pologne ou de Russie cèdent à l’instinct grégaire, que l’on retrouve, même aujourd’hui, et de manière inattendue, dans les familles de juifs tunisiens.
Mais là où éclate la tendresse du narrateur, on a peine à contrôler son émotion : tous ces hommes et ces femmes, étonnamment humains, ont eu des destins brisés, hachés menu, et ce pour une raison unique : parce qu’ils étaient nés juifs.
Alors et les enfants ? Car c’est un enfant de rescapés de la Shoah qui parle, d’où le titre du livre. Il y a un legs transgénérationnel, où les enfants vivent par procurateur les drames dont leurs parents ont pourtant refusé avec obstination de leur livrer les détails. Les pages sont très poignantes où les enfants exercent leur ingéniosité pour soutirer à leurs parents des détails sur ce qu’ils ont vécu. Ils prétendent devoir faire des exposés sur la Shoah à l’école. Mais les adultes se méfient et ne e livrent qu’avec parcimonie. Alors, l’auteur reconnaît lui-même qu’il se mit à dévorer les livres d’histoire, de témoignages, tout ce qu’il put trouver dans les bibliothèques. Les cours de matières académiques lui importaient peu, le vrai plat de résistance, c’était la littérature sur la Shoah.
Nous voyons alors apparaître cette vieille tension entre les historiens et les victimes de la Shoah : ce n’est pas du tout la même approche. Ecrire l’histoire exige le bannissement de l’émotion et requiert des qualités autres que les sentiments qui animent les témoins du drame : comment décrire avec exactitude le nombre de déportés agonisants achevés sur place par les SS lors de la marche de la mort ? Combien étaient-ils ? Comment réagissaient les SS en comprenant enfin que, pour eux, tout était fini et qu’ils connaîtraient la mort et, au mieux, la captivité ou la déportation en URSS, l’ennemie tant redoutée ? Et le chien du commandant du camp qui dévorait les nourrissons, etc ? Je ne donne pas plus de détails car cela me semble insupportable.. Et comment voulez vous que les parents et grands parents livrent de telles choses aux enfants ?
Cela me permet de revenir sur les deux autres principes ou lois qui complètent la première, la loi de compression. On ne jette jamais de la nourriture, tout est réutilisable, que ce soit pour les chats, les chiens, les oiseaux ou autres ! La dernière loi était la suivante : plus tard, tu comprendras, quand tu auras l’âge de comprendre…
On comprend bien désormais pour quoi les chefs d’Etat étrangers sont immédiatement conduits au mémorial Yad wa-Shem pour bien faire comprendre que ce pays a été fondé par des survivants, des êtres voués à une mort quasi certaine. Comment voulez vous grandir et avoir une enfance normale, je ne dis pas heureuse, dans de telles conditions ? Le rôle joué dans la Shoah dans la définition du juif contemporain est primordiale, voire incontournable. Mais au moins le livre de l’auteur n’est pas conçu pour vous arracher des larmes et ne cède jamais au dolorisme. On sent vraiment la confrontation d’un être jeune avec le fardeau du passé, celui de ses parents. Le miracle, si je puis dire, est la poursuite de la continuité, ce que les gens ici appellent dor hémshékh. Car, au fond, les jeunes auraient fort bien pu renier ce passé qui n’est pas le leur mais celui de leurs parents. Au contraire, ils l’ont accepté en le surpassant et se promettant de ne plus jamais le revivre. C’est la raison pour laquelle le jour de la Shoah est aussi celui de la bravoure, ha-guevoura.
Enfin, un livre sur lequel on pourrait passer des heures et dont la lecture nous emplit d’une intense émotion.