Conférence à la mairie du XVI arrondissement de Paris
Le jeudi 11 décembre 2008, salle des mariages
A 20h30
L’exégèse rationaliste de la Bible :
L’exemple de Moïse Maimonide
(1138-1204)
La Bible revisitée
Qu’est-ce qui nous permet de dire d’une philosophie ou d’une pensée qu’elle est juive ? Son enracinement dans le donné révélé, sa fidélité plus ou moins grande vis-à-vis d’une tradition écrite et/ou orale. Pour fonder sa philosophie dans les Écritures, Maimonide a dû trouver un moyen de leur faire dire ce qu’elles ne disaient pas vraiment : là où la Bible parle, par exemple au chapitre XXXI des Proverbes, de la femme vertueuse et de la femme adultère, Maimonide veut voir une allégorie traitant des deux fondements aristotéliciens de l’être, la matière et la forme : l’épouse volage qui parcourt les rues et les marchés à la recherche d’une aventure que son état de femme mariée devrait pourtant lui interdire, évoque, dans l’esprit de Maimonide, l’idée même de matière qui n’a d’existence réelle que par la forme, symbole du mâle, de la virilité et de la constance. C’est la forme qui « encadre » la matière et qui lui confère l’être. Comment Maimonide s’y est-il pris pour « subvertir » ainsi un texte religieux qui parle vraiment d’une femme adultère ? Il a utilisé le commentaire philosophique ou encore l’exégèse allégorique dont le postulat, nous nous répétons, est qu’il existe une dualité entre un sens apparent, littéral, et un autre sens, plus profond et ésotérique. Ce qui signifie qu’il est réservé à quelques rares élus.
On a évoqué dans le chapitre précédent les implications sociales d’une telle dualité exégétique : c’est toute la vocation de la religion révélée qui s’en trouve modifiée. Joseph ibn Aqnin n’avait pas pu dissimuler son étonnement lorsque son Maître commença à lui dévoiler sa théorie des homonymes qui fait justement droit à cette double interprétation de la Bible.
Que signifie un homonyme ? Comme son nom l’indique, c’est un terme qui peut avoir plusieurs significations : de même qu’un nom de famille peut désigner deux ou plusieurs personnes n’ayant aucun point commun, ainsi un mot ou une expression peut renvoyer à des choses radicalement différentes. Dans l’un de ses écrits de jeunesse déjà cité, La Terminologie logique, Maimonide signalait qu’en hébreu aussi, le terme chien désignait à la fois un animal de l’espèce des canidés et une constellation astrale. Il en va de même dans la Bible lorsqu’elle utilise des termes qui ne peuvent s’appliquer tels quels à l’essence divine. Il convient, par conséquent, de les entendre au sens figuré.
Maimonide a commencé son Guide des égarés par une cinquantaine de chapitres consacrés à l’explication des termes homonymes que l’on rencontre dans la Bible ; un raisonnement philosophique nous prouve que l’on ne peut les comprendre selon leur sens littéral car cela ruinerait irrémédiablement toutes les thèses philosophiques sur l’essence divine. C’est donc à une totale transmutation de la Bible que se livre l’auteur du Guide des égarés.
Avant d’exposer ses enseignements à Joseph, Maimonide le pria de méditer une nouvelle fois ses conférences introductives qui constituent pour nous la teneur de son introduction au Guide des égarés. Maimonide faisait allusion au fait suivant : l’ordre dans lequel les chapitres du Guide des égarés seront exposés à son disciple, oralement ou par écrit, a été mûrement réfléchi : s’il venait à rompre la trame de ses développements pour se livrer à ce qui pourrait ressembler à des digressions, il conviendrait alors de s’interroger sur le sens de celles-ci : ne sont-elles pas plutôt destinées à guider le lecteur vers une idée importante ? Ne visent-elles pas à donner l’éveil à propos d’une thèse cardinale de la religion ? Cette fois-ci, Joseph put réagir car il avait très bien assimilé la méthodologie de son Maître : il lui indiqua avoir fort bien compris pourquoi les chapitres 31-35 de la première partie du Guide des égarés étaient placés entre une série d’explications de termes homonymes. En effet, dans les chapitres mentionnés, Maimonide se livre à des considérations générales et apparemment anodines sur les limites de l’intellect humain, les difficultés inhérentes à l’étude de la métaphysique, etc. Et lorsqu’il reprend ses explications des termes homonymes, c’est pour dire qu’il faut confier, même à la foule des incultes, que Dieu est un être incorporel. On perçoit mieux, à présent, que même les chapitres qui semblaient s’éloigner du sujet traité, préparaient bien, en réalité, à l’un des enseignements de l’auteur du Guide des égarés : toute la communauté religieuse d’Israël doit savoir que l’essence divine est absolument incorporelle. Si l’on analyse cette thèse de plus près, on relève aussitôt que toutes les explications maïmonidiennes sur les termes homonymes, nous disons bien toutes, visent justement ce résultat : seul un Dieu incorporel peut avoir produit un monde corporel auquel il imprime le mouvement et qu’il maintient dans l’être. Admettre que Dieu est, un tant soit peu, entaché de corporéité, reviendrait à ruiner les fondements mêmes de la vraie religion.
L’interprétation des homonymes
Maimonide a commencé par le premier terme homonyme appliqué à Dieu ; il s’agit d’un substantif hébraïque assez obscur, tsélém, que l’on traduit généralement par forme ou ressemblance. Pourquoi l’auteur du Guide des égarés a-t-il ouvert son grand œuvre par un tel terme ? Pour la bonne raison que la Bible (Genèse 1;26) en parle en disant que Dieu « a voulu faire l’homme à son image et selon sa ressemblance ». Tsélém est donc l’exemple parfait du terme homonyme. Ceux qui le comprennent selon le sens littéral pourraient penser que si Dieu a créé l’homme à son image, c’est qu’il a nécessairement une image ou une forme corporelle. Il n’en est rien. La ressemblance de l’homme avec Dieu, nous explique Maimonide, est purement intellectuelle : contrairement aux autres créatures, l’homme est doté d’un intellect qui lui permet d’appréhender les entités supérieures. C’est en cela qu’il « ressemble à Dieu ».
L’auteur du Guide des égarés a interprété dans le même sens l’autre terme hébraïque, demout, qui paraît être un synonyme de tsélém : il s’agit là aussi d’une forme spécifique et non point de ressemblance matérielle. Maimonide avait des raisons d’accorder à ce terme hébraïque une attention toute particulière car un écrit mystique intitulé Shi’ur Qoma (Mesure du corps divin) circulait depuis quelques siècles et semait la confusion dans les esprits : il prêtait à l’essence divine des proportions vraiment astronomiques (une distance de plusieurs milliers de parasanges d’une pupille à l’autre…) et donnait nettement l’impression que la taille de l’essence divine couvrait l’étendue de l’univers ! Interrogé sur cet écrit, Maimonide en attribua la paternité littéraire à un moine byzantin qui avait voulu compromettre un grand Sage talmudique, rabbi Ishmaél, en prétendant que celui-ci en avait été l’auteur véritable !
Dans ce même contexte de création de l’homme, Maimonide fait part, dès le deuxième chapitre de son livre, d’une curieuse réflexion : on pourrait penser, en effet, que le fait d’avoir désobéi à l’injonction divine a donné à l’homme une perfection nouvelle qu’il n’avait pas encore, à savoir la connaissance du bien et du mal : le texte biblique dit bien (Genèse 3;5) : « Vous serez comme des Elohim, connaissant le bien et le mal. » Maimonide explique qu’un tel raisonnement repose sur un contresens absolu : dès l’origine, l’homme était doté d’un entendement puisque c’est bien en cela que consistait sa création « à l’image de Dieu » ; par ailleurs, dès le début (voir Genèse 2;16) il est bien dit que « Dieu ordonna à l’homme… » : or, on ne peut pas donner d’ordres à des animaux ni à des êtres qui ne seraient pas dotés de raison ! En réalité, le sens du passage biblique est le suivant : avant de commettre la faute qui entraîna sa chute, l’homme était un pur esprit qui ne s’intéressait qu’à la connaissance des choses vraies. La distinction entre le bien et le mal, qui relève d’une faculté inférieure, était inconnue de lui. Le fait d’en être doté ne signifie nullement l’attribution d’une perfection supplémentaire, mais au contraire le rabaissement de l’homme. Désormais, il se préoccupa surtout des choses subalternes, alors qu’à l’origine sa vocation unique était la recherche du vrai.
Mais Joseph avait une objection à formuler ; il expliqua que le verset de Genèse 3;7 parlait de l’homme et de la femme dont « les yeux s’ouvrirent et ils reconnurent qu’ils étaient nus ». Ils étaient donc ignorants de leur état primitif, par conséquent ils n’étaient pas dotés d’un instrument de connaissance ! Maimonide écarta cette objection en notant que le texte sacré utilise le verbe « reconnaître » et non point le verbe « voir ». Car, dans ce cas, on aurait pu penser qu’ils perçurent quelque chose de nouveau. En fait, ils voyaient, après leur faute, ce qu’ils voyaient avant ! La seule différence est qu’ils prirent enfin la mesure de leur déchéance.
Joseph se laissa convaincre par le raisonnement du Maître et voulut lui soumettre d’autres termes homonymes dont le sens littéral l’avait profondément choqué. Il signala deux termes presque synonymes, temouna et tabnit, qui signifiaient la figure ou la forme d’une chose. Le premier s’applique aux linéaments corporels tandis que le second s’entend dans plusieurs sens, notamment intellectuels. C’était justement ce que Joseph cherchait à savoir ; il avait à l’esprit l’important passage des Nombres (12;8) selon lequel Moïse « contemplait la figure (tabnit) de l’Éternel ». À présent, son Maître lui expliquait que Moïse n’avait contemplé que la figure spirituelle de Dieu, et certainement pas une quelconque forme corporelle.
La langue hébraïque dispose d’au moins trois vocables pour désigner l’action de voir, ra’oh, habét, hazoh. Tous les trois sont des termes homonymes, en ce sens qu’ils désignent aussi bien la perception visuelle que la perception de l’esprit et du cœur. C’est ce dernier sens que l’on retient pour le passage de l’Ecclésiaste (1;16) où « le cœur voyait beaucoup d’intelligence et de science ». Il ne peut s’agir ici que d’une perception intellectuelle. En écoutant ces explications, Joseph ibn Aqnin poussa un soupir de soulagement : la fameuse « vision » des soixante-dix Sages d’Israël (Exode 24;10 : « Et ils virent le Seigneur d’Israël… ») ne pouvait donc avoir été qu’une « aperception », c’est-à-dire une vue de l’esprit. Il en allait de même de la demande, ô combien étonnante, de Moïse, qui implora le Seigneur (Ex. 33;18) « de lui faire voir Sa gloire ».
Dans ce sens précis, voir, regarder ou entrevoir, signifie contempler, réfléchir ou méditer sur une chose ou un être. Les enfants d’Israël qui suivent Moïse de leur regard (Ex. 33;8) ne faisaient rien d’autre que de le soupçonner de quelques manquements qu’il n’avait jamais commis : leur esprit vagabondait et prêtait à Moïse des sentiments qui n’avaient jamais été les siens. De même, lorsque les Nombres (23;21) disent qu’on ne « voyait pas d’iniquité en Jacob », cela signifiait que la conduite du peuple d’Israël était irréprochable, car l’iniquité ne se voit pas avec l’œil.
L’idée de vision faisait penser aux prophètes : les visions d’Isaïe, d’Ézéchiel et de Zacharie contiennent des expressions qui doivent, ici aussi, être comprises dans un sens figuré car elles font partie des termes homonymes. La langue hébraïque emploie les termes ish et isha qui signifient l’homme et la femme pour désigner d’autres individus et d’autres choses qui sont respectivement de sexe mâle et de sexe femelle. Lorsque Ézéchiel (1;9) parle dans sa vision d’une « femme attachée à sa sœur », il ne s’agit nullement de femmes au sens concret du terme mais plutôt de choses du genre féminin constituant l’objet de sa vision extatique.
Conforté par de telles explications, Joseph demanda à son Maître l’autorisation de dresser une liste de tous les termes qui lui semblaient être des homonymes car leur acception première heurtait une saine conception de la religion. Il en fournit une certaine quantité que Maïmovide a d’ailleurs tenu à expliquer dans les chapitres suivants. Nous allons les passer en revue en suivant le même ordre.
Le verbe hébraïque yalod (ou dans sa forme factitive holid) retint l’attention de Joseph qui releva un curieux passage de la Genèse (5;3) appliqué à Adam : « Et Adam, ayant vécu cent trente ans, engendra à sa ressemblance, selon son image. » Maimonide expliqua que toutes les créatures engendrées par Adam avant Seth étaient une engeance malveillante. Extérieurement, elles avaient une apparence d’homme mais en réalité elles ne se sentaient pas obligées par la moindre règle morale : toute leur intelligence était utilisée à des ruses visant à faire du mal aux autres. Il s’agissait donc de créatures pouvant être assimilées à des démons. Avec Seth, Adam eut une descendance digne de lui-même ; d’où l’expression des Écritures, « à sa ressemblance, selon son image ».
Il est un autre terme homonyme qui avait particulièrement intrigué Joseph car il heurtait la définition même de l’essence divine proposée par son Maître. Il s’agit du terme maqom qui signifie généralement le lieu ou l’endroit. Or, Ézéchiel (3;12) dit bien « que la gloire de l’Éternel soit louée en son lieu », ce qui pourrait faire croire que la présence divine est localisable ou qu’un lieu peut contenir ce qui est absolument incorporel ! Maimonide commence par expliquer que les Écritures utilisent cette même expression maqom lorsqu’elles veulent rendre l’idée d’un remplacement ou d’une succession : il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un lieu spatial mais d’un degré, d’une élévation ou d’un rang spirituel : un fils est à la place de son père lorsqu’il en est digne. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il se tienne dans l’endroit précis où son défunt père se tenait. Cette explication s’applique à la déclaration d’Ézéchiel : il ne s’agit pas de lieu où résiderait la gloire divine, mais bien d’un degré d’élévation spirituelle. C’est dans ce sens spirituel qu’il convient d’interpréter l’injonction divine adressée à Moïse en Exode 33;21 : « Voici un lieu auprès de moi. » Il s’agit d’un degré de spéculation, d’élévation à la fois morale et intellectuelle, auquel Dieu invite Moïse.
C’est dans ce même chapitre que Maimonide s’adresse nommément à Joseph ibn Aqnin pour lui faire la recommandation que voici :
« Sache que toutes les fois que nous t’expliquons dans ce traité l’homonymie d’un certain nom, nous n’avons pas pour but seulement d’éveiller l’attention sur ce que nous mentionnons dans le chapitre même, mais nous voulons ouvrir une porte et attirer ton attention sur les divers sens du nom en question, qui sont utiles par rapport à notre but, et non par rapport au but de ceux qui parlent un langage vulgaire quelconque. C’est à toi à examiner les livres prophétiques et les autres livres composés par les savants, à considérer tous les noms qui y sont employés et à prendre chaque nom homonyme dans l’un des sens qui puisse lui convenir par rapport au discours où il se trouve.
Ce que nous venons de dire est la clef de ce traité et d’autres de nos écrits. » (Guide des égarés I, chapitre 8, p. 53.)
Joseph ne manquera pas de mettre en application ce dernier conseil de son Maître ; il commença par regrouper un certain nombre de termes homonymes appliqués à Dieu et qui pouvaient laisser entendre que celui-ci était un corps.
Le premier terme n’est autre que kissé qui désigne en hébreu un trône ; les prophètes d’Israël ont parlé de l’Éternel trônant aux cieux. Jérémie (17;12) parle d’un trône de gloire (kissé ha-kabod), Isaïe (66;1) évoque le ciel qui est le trône de Dieu. Joseph ne manqua pas d’appliquer le principe fondamental édicté par son Maître au sujet de l’essence divine : l’incorporéité absolue ! Comment prendre place dans un trône quand on n’a pas de corps ? À l’évidence, les Écritures se sont servies de la métaphore du trône pour connoter l’idée de majesté et de grandeur, voire même de pérennité. C’est bien là le sens du verset des Lamentations (5;19) : « Toi, Éternel, tu résides éternellement, ton trône (perdure) de génération en génération. » Joseph comprenait sans peine que les incultes aient eu besoin de métaphores pour comprendre des idées plutôt subtiles. Lui qui avait eu le loisir d’étudier certains écrits d’Averroès se souvenait de la recommandation majeure du grand commentateur cordouan : il vaut mieux que le vulgaire se figure mal la réalité de l’essence divine plutôt que de ne pas du tout y croire ! Il vaut mieux que l’inculte s’imagine que Dieu est un corps car, autrement, il penserait qu’il n’existe pas du tout s’il n’a pas de consistance matérielle ! Mais Maimonide, on l’a vu plus haut, était d’un avis différent, et Joseph partageait son point de vue.
C’est encore et toujours cette idée de matérialité et de corporéité qui se fraie une voie dans la Bible hébraïque en raison des verbes monter et descendre (alo et yarod), s’asseoir, se lever et se tenir debout (yashov, koum et amod) qu’on utilise par rapport à Dieu.
Armé du principe indiscutable que Dieu est une entité spirituelle, Joseph proposa à son Maître d’autres significations pour ces verbes : ainsi monter signifie, lorsqu’il est appliqué à Dieu, quelque chose de grand et d’élevé spirituellement. La Bible elle-même (Deut. 28;43) fait usage de ce verbe dans ce sens lorsqu’elle parle « de l’étranger qui sera en ton sein et qui montera de plus en plus en haut au-dessus de toi… » : il s’agit évidemment de qualités supérieures qui deviendront l’apanage de l’étranger alors que l’Israélite sera confiné dans un statut inférieur. Nulle idée, ici, d’élévation spatiale. La même chose vaut d’un autre passage de l’Exode (19;3 : « Et Moïse monta vers Dieu ») qui avait provoqué un trouble violent en Joseph. Il s’agissait évidemment d’une ascèse spirituelle au cours de laquelle Moïse sut se défaire de toute attache matérielle pour ressembler à un pur esprit. C’est alors qu’il atteignit un niveau quasi divin. Cette ascension vers Dieu est un voyage extatique, un déplacement intérieur.
Quant au verbe descendre appliqué à l’Éternel, il n’a guère plus de sens que le verbe monter : lorsque Dieu punit une nation ou l’accable en provoquant des catastrophes, l’Écriture utilise souvent ce terme de descente qui connote l’irruption du jugement divin.
Désormais, tous les termes qui insinuaient la corporéité en Dieu doivent être interprétés allégoriquement, pensait Joseph ibn Aqnin qui releva quelques étranges occurrences du verbe hébraïque yashov dans la Bible. Le Psaume 29 (verset 10) ne dit-il pas : Dieu trônait au déluge ? Il était certain qu’il ne saurait être question de trône dans ce contexte, ainsi qu’on l’a déjà noté. L’idée de s’asseoir sur un trône, surtout au moment du déluge, veut dire que Dieu transcende tous les changements, même celui du plus grand des cataclysmes ! Il y a donc ici la notion de stabilité, de pérennité et d’immuabilité. C’est le même message qui est véhiculé par un verset du livre des Lamentations (5;19) : « Quant à toi, ô Seigneur, tu résides éternellement ! » Maimonide éprouva cependant le besoin de compléter l’exposé de son disciple en signalant que la pérennité divine était constamment mise en relation avec le ciel car ce dernier contient des éléments peu enclins au changement.
Le verbe qoum, se tenir debout, signifie, lorsqu’il est appliqué à Dieu, la confirmation d’une promesse ou d’une menace. C’est le roi de l’univers qui régit l’humanité tout entière : c’est pour cette raison que la Bible a recouru au même vocabulaire que pour un roi de chair et de sang. En effet, Joseph ibn Aqnin avait été sidéré par le verset suivant de Zacharie (14;4) : « Et ce jour-là, ces pieds se tiendront sur le mont des oliviers… » Comment ose-t-on attribuer des pieds à Dieu ? On a bien vu qu’il n’est pas un corps !
Maimonide expliqua à son disciple que la Bible insistait ainsi sur la fiabilité des promesses divines qui seront réalisées ce jour-là. Dieu se tiendra, pour ainsi dire, tel un héros sur le mont des Oliviers : il fera peur aux ennemis d’Israël et prouvera qu’il n’a pas oublié sa promesse. L’Écriture recourt, d’ailleurs, à un synonyme de `amod, à savoir au verbe nitsav qui signifie se dresser. Le sens reste le même que pour `amod.
En réfléchissant sur la signification possible du terme hébraïque tsour (rocher) Joseph se souvenait des problèmes qu’il avait rencontrés en tentant d’élucider le sens du terme maqom (lieu, endroit, place) appliqué à Dieu. Comment est-on passé de cette signification première à une autre qui désigne Dieu lui-même ? Maimonide n’a d’autre ressource que de citer quelques versets prophétiques qui laissent deviner un pareil cheminement : c’est l’idée de mine, d’origine, qui a servi de moyen terme : « Regardez vers le roc d’où vous avez été taillés, regardez vers Abraham votre père » (Isaïe 51;1-2). Lorsque Dieu est désigné comme un rocher, ceci signifie qu’il est la base, la source et le fondement de tout. C’est pour cela, ajoute Maimonide, que le Deutéronome (32;4) dit de Dieu : « Le rocher, son œuvre est parfaite. » Et un peu plus loin (32;18), « tu oublies le roc qui t’a enfanté ». Dans ces conditions, on comprend l’étrange injonction adressée à Moïse en Exode 33;21 : « tu te tiendras debout sur le rocher », ce qui signifie, selon l’exégèse maïmonidienne : Dieu est le principe de toute chose, et c’est par la pensée discursive que tu parviendras jusqu’à lui.
La même idée est exprimée par deux autres verbes hébraïques, naga’ et qarab (toucher, se rapprocher) dont le sens obvie implique une proximité spatiale. Appliqués à Dieu, ces deux verbes indiquent un rapprochement de Dieu grâce à la science. Maimonide précise qu’on est proche de Dieu quand on le connaît, faisant ainsi écho au Psaume (73;28) : « L’Éternel est près de ceux qui L’invoquent, de tous ceux qui L’invoquent en vérité. »
Il arrive aussi que les prophètes désignent Dieu par des adjectifs tels ram (L’élevé), nissa (L’exalté) ou qu’ils disent que la terre entière est pleine de sa gloire. Maimonide jugea ce dernier exemple plus délicat à traiter car la gloire de Dieu n’est autre que Dieu lui-même, elle ne peut en être dissociée. Par conséquent, dire que Sa gloire emplit la terre signifie que l’univers tout entier témoigne de la perfection des œuvres divines. Le seul écueil à éviter, dans le cadre d’une telle expression, est la notion d’espace qui demeure radicalement étrangère à l’essence divine. Pour ce qui est des deux adjectifs substantivés ram et nissa qui signifient élevé et exalté, il faut, là encore, les replacer dans un contexte spirituel : Dieu est élevé par sa gloire, sa majesté, et non point dans un quelconque rapport aux corps.
Joseph se rendait compte que le livre de l’Exode fourmillait d’expressions qui nécessitaient une exégèse appropriée ; il pensait à ce verset (34;6) où il est dit que « Dieu passa devant sa face ». Ce verset ne pouvait être compris suivant son sens littéral car Dieu ne peut pas passer puisqu’il n’a pas de corps. Par ailleurs, de quelle face s’agissait-il ? De celle de Moïse ou de celle de Dieu lui-même ? Selon Maimonide, il ne peut s’agir que de Dieu. Pour bien se faire comprendre de Joseph, il mit ce verset en relation avec un autre verset (23) du même chapitre : « Tu verras mon arrière, mais ma face ne saurait être vue. » Le rapprochement de ces deux versets nous livre la clef pour comprendre le sens du verbe passer ; selon Maimonide, Dieu fit passer Moïse vers autre chose, c’est-à-dire qu’il lui communiqua les secrets de la création à défaut de lui confier ceux de son essence propre. Buvant littéralement les paroles de son Maître, Joseph ibn Aqnin se rendit compte combien précieux était son enseignement. De lui-même, il ne serait jamais parvenu à une pareille intelligence de ce difficile verset biblique.
La Bible utilise, on l’a vu, des termes qui connotent l’idée de matière et de corps lorsqu’elle parle des actions divines ; comment fait-elle lorsqu’il s’agit de décrire l’œuvre de sa création ? Elle recourt évidemment à des instruments dont Dieu n’a pu se servir, mais qui servent à visualiser, aux yeux des hommes, l’agir divin. En voici un exemple qui se trouve dans Psaume 33;6 : « Par la parole de l’Éternel les cieux furent faits et toutes leurs armées par le souffle de sa bouche. » Joseph savait bien que Dieu n’avait ni bouche ni main mais que la Bible, s’adressant au plus grand nombre, a recouru au langage du corps humain pour faire comprendre la difficile notion de création divine. Elle a évoqué la méthode d’un roi qui ordonne à ses sujets d’accomplir sa volonté. Mais, note Maimonide, Dieu n’a guère besoin d’instruments pour réaliser sa volonté. Toutefois, si la Bible s’était lancée dans une longue dissertation philosophique pour expliquer le mode d’agir divin, qui, parmi les hommes, aurait compris ce qu’elle entendait dire ? Très peu de gens !
La Tora s’est exprimée dans le langage des hommes…
Telle fut la réponse de Maimonide lorsqu’il se sentit assailli par une foule de questions de son disciple. Cet adage provient du Talmud de Babylone (Yebamot 71a, Baba Metsia 36b) et montre que les anciens Sages avaient, eux aussi, été confrontés aux mêmes difficultés. Oui, la Tora, parlant de réalités qui transcendent, et de très haut, le quotidien humain, n’a pas pu inventer de langage nouveau ; elle dut investir la langue de tous les jours de significations nouvelles qui ne pouvaient apparaître qu’au regard de l’homme intelligent. L’homme simple devait se satisfaire du sens obvie puisque les notions d’unité, d’incorporéité et de spiritualité de l’essence divine lui étaient inconnues. Mais pour des hommes comme Joseph, ce principe marquant les limites du langage était fondamental : il mettait en lumière la légitimité de l’interprétation allégorique ou philosophique de la Bible et justifiait parfaitement la distinction opérée par Maimonide entre les masses et les élites. Toutes les interprétations maïmonidiennes des homonymes visaient à nier les anthropomorphismes dont il a été question plus haut, à savoir les tournures ou expressions bibliques qui conféraient à Dieu des attitudes ou des formes humaines alors que celles-ci lui sont radicalement étrangères. C’est tout le problème de l’immanence et de la transcendance : comment adopter un langage clair pour parler de Dieu et éprouver sa proximité alors que son essence véritable dépasse tant les capacités de notre entendement ? Comment parler de présence et de providence divines autrement qu’en recourant à des verbes nécessairement corporels ? Joseph demanda à son Maître comment il fallait comprendre le sens du verbe hébraïque halokh (marcher, aller) lorsqu’il était appliqué à Dieu. Maimonide répondit qu’il s’agissait nécessairement d’un sens spirituel ; pour expliciter son propos il cita le verset suivant du prophète Osée (5;15) : « je m’en irai, je retournerai vers mon lieu ». Pour Maimonide, le verset parle, en termes voilés, de la retraite de la providence divine et non point d’un départ concret. La preuve que ce verbe halokh n’implique pas toujours le mouvement d’un corps nous est livrée par nombre de versets où il est question de « marcher ou cheminer dans la bonne voie ». Il s’agit d’une conduite morale et d’une marche. Qu’on en juge : « Et quand tu marcheras dans ses voies » (Deut. 28;9), ou « Vous marcherez derrière l’Éternel votre Dieu » (Deut. 13;4) ou encore « Venez et marchons à la lumière de l’Éternel » (Isaïe 2;5).
La Bible utilise parfois le verbe hébraïque shakhan (résider, demeurer) pour signifier la présence de Dieu au sein de son peuple. Ce verbe donnera plus tard, dans la littérature rabbinique, naissance à un concept fondamental, celui de la Shekhina ou Présence de Dieu dans l’Histoire. Le sens qu’il faut donner à ce verbe dans les Écritures est celui de la providence divine qui veille sur ses protégés.
Après avoir expliqué tant de termes homonymes et nié tous les anthropomorphismes pouvant obscurcir la saisie de l’essence divine, Maimonide explique la philosophie générale qui a guidé la Bible et qui l’a conduit à recourir à des verbes connotant le mouvement :
« Tu sais que le mouvement fait partie de la perfection de l’animal et lui est nécessaire pour être parfait ; car de même qu’il a besoin de manger et de boire pour remplacer ce qui s’est dissous, ainsi a-t-il besoin du mouvement pour se diriger vers ce qui est convenable et fuir ce qui lui est contraire. Il n’y a pas de différence entre attribuer à Dieu le manger et le boire, et lui attribuer le mouvement ; cependant, selon le langage des hommes, je veux dire selon l’imagination populaire, ce serait attribuer à Dieu une imperfection que de dire qu’il mange et qu’il boit, tandis que le mouvement ne dénoterait pas une imperfection en lui, bien que ce ne soit que le besoin qui force au mouvement.
Il a été démontré que tout ce qui se meut est indubitablement d’une certaine grandeur et divisible ; or, il sera démontré que Dieu n’a point de grandeur, et par conséquent, il n’a pas de mouvement… Et il n’y a pas de doute qu’en écartant la corporéité, on écarte toutes ces idées de descendre, de monter, de marcher, d’être debout, de s’arrêter, d’aller autour, d’être assis, de demeurer, de sortir, d’entrer, de passer et ainsi de suite. » (Guide des égarés I, ch. 26, pp. 89-90.)
Dans au moins un cas, la Bible attribue à Dieu le sentiment du regret et du remords. Genèse (6;6) énonce clairement ceci : « Dieu se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre et il s’irrita en son cœur. » Comment concevoir pareille chose ? Comment admettre que la volonté éternelle de Dieu ait pu être prise en faute, comme s’il s’agissait de celle d’un vulgaire mortel ? Selon Maimonide, Dieu est impassible et immuable ; il ne saurait donc éprouver de tels sentiments. C’est l’homme qui se révolta contre la volonté divine, causant ainsi une contrariété, non pas en Dieu mais en l’être humain lui-même.
Hormis les verbes qu’il avait relevés et pour lesquels il pria Maimonide de lui fournir une explication qui fût en accord avec ses convictions philosophiques, Joseph avait aussi rassemblé quelques substantifs dont le sens devait être précisé lorsqu’ils sont appliqués à Dieu. Il s’agissait de panim (face, visage), ahor (arrière), lév (cœur, l’intime) et ru’ah (esprit, âme).
On a vu, plus haut, quel sens il convenait d’attribuer à panim et à ahor lorsqu’ils étaient respectivement en relation avec les verbes voir et apparaître. Il s’agissait pour Moïse de percevoir les visions les plus élevées qui puissent être accordées à un être humain ; à sa demande d’appréhender l’essence divine elle-même, Moïse obtient de Dieu la réponse suivante : on peut voir mon « arrière », c’est-à-dire mes effets, mes œuvres, mais ma « face » ne saurait être vue ! Joseph se souvint de cette exégèse lorsqu’il buta sur une autre référence du livre de l’Exode où il était à nouveau question de panim (face) : « Et l’Éternel parla à Moïse face à face » (panim el panim) (33;11). Comment comprendre une telle expression alors que Dieu n’a pas de corps ? Pour Maimonide, cela signifie que Moïse est le seul être humain à avoir eu de l’essence divine la vision la plus complète qui soit. Il n’y a pas eu d’intermédiaire ni d’ange, comme pour les autres prophètes qui n’eurent jamais une telle connaissance de Dieu.
Moïse a pu saisir tout ce qui tombe sous la catégorie de l’ahor, c’est-à-dire des œuvres de Dieu. Moïse a tout compris à propos de l’agir divin mais l’essence de Dieu lui-même est demeurée, pour lui aussi, une énigme. C’est le sens d’Exode 33;23 : « Et tu verras mon arrière », c’est-à-dire mes œuvres.
On a vu, plus haut, l’usage que la Bible faisait du terme homonyme lev, cœur ou intimité, appliqué à Dieu. Maimonide s’était ingénié à montrer que ce terme ne désignait pas un organe physique comme chez l’homme, ni même le siège des sentiments puisque, par définition, Dieu est impassible. Joseph demanda alors comment il fallait interpréter le verset suivant (I Rois 9;3) : « Et mes yeux et mon cœur y seront toujours. » Maimonide répondit qu’il était question ici de la volonté et de la providence divines : les yeux symbolisent l’instrument du savoir et de la connaissance tandis que le cœur connote l’idée de préoccupation majeure. Dieu promet de veiller sur ce qu’il aime, ou, pour parler comme la Bible, sur ce qui est cher à son cœur.
On trouve un autre terme presque équivalent à lev, à savoir le terme homonyme rush qui signifie le souffle ou l’esprit. La Genèse emploie ce terme dans le sens de l’âme vivante (7;15). Mais l’Ecclésiaste y recourt pour mentionner la partie immortelle de l’homme, ce qui reste après sa disparition physique (12;7) : « Et l’esprit retournera vers l’Éternel qui l’a donné. » Appliqué à Dieu, le mot ruah désigne évidemment la science et la volonté de Dieu. C’est le sens qui doit être donné à ce verset d’Isaïe (40;13) : « Qui a mesuré l’esprit (ruah) de Dieu, et où est l’homme qui puisse nous faire connaître ce qu’il pense ? » Selon Maimonide, cela signifie que nul être humain n’est en mesure de sonder la volonté de Dieu ni d’expliquer sa façon d’agir.
Il reste un troisième vocable pour désigner la volonté divine dans la Bible alors que son sens premier est l’âme ou l’être. C’est le terme homonyme néfésh. Ruah, lev et néfésh désignent, grosso modo, la même chose ; par conséquent, néfésh appliqué à Dieu connotera aussi l’idée de volonté et d’essence intime. C’est ainsi qu’il faut comprendre ce verset de Jérémie (15;1) : « Quand bien même Moïse et Samuel se tiendraient devant moi, mon âme (nafshi) ne serait pas pour ce peuple. » Selon Maimonide, le verset signifie, lorsqu’on l’interprète correctement, que Dieu n’est point favorable au peuple d’Israël en raison de ses iniquités. En d’autres termes, la providence divine ne veillera pas sur ce peuple aussi longtemps qu’il n’aura pas retrouvé le sentier de la rectitude.
Maimonide attira aussi l’attention de son disciple sur un terme apparemment anodin, l’adjectif hayy qui signifie être vivant. En principe, ce sens premier est celui qui prévaut toujours dans la Bible. Mais le Maître signala à Joseph des passages où le Midrash lui-même attribuait à la vie une autre signification, en l’occurrence celle de vérité et de bonheur véritable. Ainsi, le passage du Deutéronome (5;30) qui insiste sur le don des commandements en disant « par eux vous vivrez ». Assurément, il s’agit de vie concrète mais la Bible a aussi en vue la vie spirituelle, la seule vraie vie. Le Talmud (Berachot 48 a-b) note que « les hommes pieux, même après leur mort, sont appelés vivants, tandis que les impies, même durant leur vie, sont appelés morts ». Un autre passage du Deutéronome (30;15) établissait déjà ce même parallélisme : « Regarde, j’ai mis aujourd’hui devant toi la vie et le bien, la mort et le mal. » Le terme homonyme hayy peut donc aussi désigner l’acquisition de la science et des opinions vraies. Maimonide a inséré ce chapitre-ci (Guide 1;42) dans ses développements sur les homonymes pour expliquer à Joseph que ceux qui n’avaient pas une bonne intelligence de la Bible étaient comme morts pour la religion et pour Dieu. C’est d’ailleurs le sens que la Bible elle-même donne à certains passages des Proverbes qu’il convient de citer ici. « Et elles seront la vie pour ton âme » (Prov. 3;22), « Car celui qui me trouve a trouvé la vie » (9;35), « Car ils seront la vie de ceux qui les trouvent » (4;22).
Joseph était fortement impressionné par tout ce qu’il venait d’entendre : il demanda cependant comment il fallait comprendre des termes comme canaf (aile, extrémité) et ‘ayin (œil, source). Le premier terme est un homonyme qui apparaît aussi dans les visions d’Ézéchiel où il désigne, au sens littéral, les ailes des bêtes sacrées entrevues par le prophète. Mais le passage qui intriguait le plus Joseph était celui du livre de Ruth (2;12) : « Dieu te récompensera pour ton acte ; ta rétribution sera complète de la part du Seigneur d’Israël sous les ailes duquel tu es venue chercher refuge. » Il est exclu d’attribuer des ailes à Dieu ; même les anges, avait expliqué Maimonide, n’ont pas vraiment d’ailes. La Bible a suivi les représentations que les incultes se faisaient de l’ange, or l’idée de vélocité extrême est justement associée à celle des ailes.
Les volatiles protègent aussi leurs petits en les cachant sous leurs ailes : c’est cette même idée que la Bible a voulu développer en recourant à cette métaphore. Quand on parle de « se réfugier sous les ailes protectrices de la Providence », c’est l’idée et non l’image qu’il faut retenir. On a déjà vu que même l’attribution de pieds (Zach. 14;14) à Dieu relevait de la même stratégie.
Voyons à présent le terme ‘ayin (œil) appliqué à Dieu : (II Rois 19;16) « Ouvre tes yeux et vois ! » Joseph indiqua ce passage pour dire à son Maître que cette expression n’était pas à prendre au pied de la lettre. Le prophète demandait à Dieu de réagir et d’avoir pitié de son peuple en butte aux persécutions. Dieu connaît tout et n’a guère besoin de l’organe visuel pour cela, mais le prophète l’implore comme il ferait pour un justicier ou un roi humain auquel on demande de prendre conscience de ce qui se passe. C’est aussi ce que signifie le passage des Psaumes (11;4) : « Ses yeux voient. »
Comment les hommes pourraient-ils admettre que Dieu ne voit ni n’entend ? Quel sens auraient alors toute prière et toute conduite empreinte de piété ? D’un autre côté, même si l’on dit, comme la Bible, que Dieu entend et voit, il convient de savoir qu’il s’agit de métaphores. Lorsque Dieu entend les cris ou la prière d’un individu, cela signifie qu’il veut bien exaucer sa demande ou alléger ses souffrances. Alors que Joseph voulait en savoir plus, Maimonide lui répondit en ces termes qui clôturent ce chapitre (Guide des égarés I, 45, p. 156) :
« Tu trouveras encore plus loin, sur ces métaphores et anthropomorphismes, de quoi étancher ta soif et éclaircir tes doutes ; on t’en a expliqué toutes les significations de sorte qu’il n’y restera rien d’obscur sous aucun rapport. »
Comme il l’avait déjà fait, Maimonide interrompit cette longue succession d’homonymes pour tirer la leçon de toutes ces interprétations nouvelles. L’exégèse spirituelle de la Bible à laquelle il voulait initier son disciple bien-aimé Joseph impliquait une tout autre idée de Dieu, de son essence et de son action. Il jugea bon de procéder à une vaste synthèse dont on va résumer les grandes lignes. Ce chapitre 46 de la première partie du Guide des égarés revêt une importance fondamentale ; il s’adresse directement à Joseph : « Nous t’avons déjà dit dans un des chapitres… », « Si par exemple, tu voulais faire connaître… », « Tu démontrerais aussi son existence… », etc.
Il y a, dit Maimonide, différentes façons de faire connaître le souverain d’un royaume ; on peut le décrire extérieurement en disant qu’il est grand et fort, richement vêtu, entouré de gardes armés et qu’il parcourt les rues de la cité dans un magnifique carrosse. C’est, à peu de chose près, ce qui se passe dans la Bible et dans les livres prophétiques : on n’y trouve rien qui décrive l’essence ni la véritable substance de Dieu pour la bonne raison que la multitude n’aurait pas pu comprendre un tel message. L’idée des Écritures était de recourir aux expressions corporelles pour montrer que Dieu existe et de se servir de la métaphore du mouvement pour prouver qu’il est bien vivant. De même, on lui a attribué les sens de l’ouïe et de la vue pour convaincre le vulgaire que Dieu perçoit tout. La foule des gens simples n’aurait rien compris si la Bible avait exposé ses vraies idées sur la science divine. Il en est de même de la parole attribuée à Dieu : on ne comprendrait pas que Dieu ne s’exprimât point mais on n’aurait guère plus compris qu’il le fît autrement que par des paroles. D’où la sempiternelle phrase de la Bible : Dieu parla à Moïse en ces termes. Maimonide tenait aussi à montrer que le Midrash avait eu la même opinion que lui :
« Les prophètes se sont montrés très hardis en assimilant la créature à son créateur ; en disant par exemple : “Et au-dessus de la ressemblance du trône il y avait quelque chose qui ressemblait à l’apparence d’un homme (Éz. 1;26).” Ainsi les docteurs ont déclaré expressément qu’en général ces figures que percevaient tous les prophètes dans leurs visions étaient des figures créées, suscitées par Dieu lui-même… C’est donc comme s’ils avaient dit : Combien est grave ce que les prophètes ont été induits à faire en indiquant Dieu lui-même par les créations qu’il a produites.
Il faut bien t’imprégner de cela car les docteurs ont expressément déclaré qu’ils ne croyaient pas eux-mêmes en la corporéité de Dieu. » (Guide des égarés I, ch. 46, pp. 166-167.)
Les chapitres 64 à 70 de cette première partie du Guide des égarés reprennent l’explication de quelques homonymes, qui avait été interrompue par des réflexions de Maimonide sur les attributs et les Noms divins. Il est important de s’y arrêter.
On a vu que l’attribution, par les Écritures, du mouvement et de la parole à Dieu répondait à une exigence d’ordre pédagogique. Joseph avait assimilé ce point mais il demandait qu’on lui explique pour quelle raison la Bible pensait que Dieu pouvait écrire et pourquoi elle lui avait même attribué le repos.
On lit en Exode 32;16 que « les tables étaient l’œuvre de Dieu ». Maimonide expliqua à Joseph que l’on désignait ainsi l’origine naturelle et non artificielle des tables de la loi. C’est dans ce même sens qu’il faut entendre ces deux versets (24 et 16) du Psaume 104 : « Que tes œuvres sont grandes, Ô Éternel ! » et « Les cèdres du Liban, qu’il a plantés ». Par conséquent, lorsque Exode 31;18 parle du « doigt de Dieu », il faut entendre cette expression imagée dans un sens spirituel : pas plus qu’il n’a concrètement planté les cèdres du Liban, Dieu n’a pu graver de ses doigts les lettres des dix commandements dans les tables ! C’est l’idée même de l’œuvre qu’il faut retenir. Et Maimonide de renvoyer à sa propre exégèse d’un autre passage des Psaumes (33;6) où Dieu est censé avoir « fait les cieux par la parole de sa bouche… ».
Beaucoup plus complexe est l’idée du repos attribué à l’Éternel dès les premiers chapitres de la Genèse et que l’on retrouve dans l’Exode (20;11), généralement traduit ainsi : « Il se reposa le septième jour… » Pareille notion est inacceptable, même pour ceux qui attribueraient à Dieu un corps. En réalité, les docteurs du Talmud (Beréshit rabba, § 10, in fine) avaient interprété ce verbe hébraïque la-nu’ah dans un sens transitif : ce n’est pas Dieu qui se repose à la fin du processus de la création, ce sont ses œuvres créées qui prennent de la consistance et qui se stabilisent. Maimonide traduisit le verset comme suit, à l’intention de Joseph : « Il affermit ou fit durer l’univers, tel qu’il était au septième jour. »
En conclusion de ce chapitre 47, Maimonide revient sur le sens du terme homonyme néfésh car Exode 31;17 parle ainsi : « Mais au septième jour il (Dieu) a chômé et il a respiré (wa-yinnafash). » Ces derniers termes, shabbat et wa-yinnafash, signifient, selon Maimonide, qu’au septième jour Dieu put contempler une création, accomplie selon son intention et exécutée suivant sa volonté. Toute autre traduction serait immanquablement fausse et contredirait à la seule conception véritable de la divinité, l’incorporéité.
En quel Dieu croire ?
Après avoir achevé l’examen de la plus grande partie des termes homonymes utilisés dans la Bible et qui pourraient faire croire que Dieu parle, se déplace et éprouve les mêmes sentiments que les êtres matériels, Maimonide a développé dans le chapitre 50 de cette première partie du Guide des égarés son propre concept de la foi ou de la croyance. L’emplacement de ce chapitre est logique : après avoir soumis la Bible à une exégèse spirituelle, il était normal d’engranger cette moisson théologique. En quel Dieu croire : le Dieu d’Abraham, ainsi qu’on le nomme, est lui aussi de nature spirituelle. Tout dépend du mode de lecture de la Bible qu’on a bien voulu adopter.
La foi, dit Maimonide, consiste en une équivalence absolue entre ce que l’on conçoit par son entendement et ce que l’on exprime par sa bouche. Beaucoup d’hommes pensent qu’ils professent sincèrement l’unité absolue de Dieu tout en lui accolant nombre d’attributs essentiels tels que la vie, la science, la puissance, etc., alors que toutes ces notions se confondent, en réalité, avec son essence. Or, les démonstrations des philosophes ont prouvé, sans laisser subsister le moindre doute, que l’essence divine, pour être une et unique, devait transcender tout attribut essentiel. Devant un Joseph médusé qui se demandait alors ce qu’il fallait penser des prières juives, Maimonide cita l’exemple d’un homme qui pensait bien faire en allongeant un peu plus la liste des louanges que la liturgie dispensait à Dieu. Celui qui est au-dessus de toute louange peut-il être vraiment adulé de manière suffisante ? Ne devrions-nous pas penser, au contraire, que l’homme ne sera jamais apte à louer son Dieu comme il conviendrait ? Maimonide signala aussi cette allégorie qu’il affectionnait tant : est-il concevable de louer un roi de chair et de sang pour les pièces d’argent qu’il possède alors que ses véritables trésors regorgent de pièces d’or ? Ce serait faux et déplacé.
Maimonide s’adressa enfin à Joseph en ces termes :
« Si tu te dépouilles des désirs et des habitudes, si tu es intelligent et que tu considères bien ce que je dirai dans ces chapitres sur la négation des attributs, tu auras nécessairement de la certitude à cet égard, et alors tu seras de ceux qui conçoivent l’unité de Dieu, et non pas de ceux qui la prononcent seulement de leur bouche, sans en concevoir une idée, et qui appartiennent à cette classe dont il est dit : Tu es près de leur bouche, mais loin de leur cœur (Jérémie 12;2). Il faut, en effet, que l’homme soit de ceux qui conçoivent la vérité et la comprennent, quand même ils ne la prononceraient pas, comme on l’a ordonné aux hommes vertueux, en leur disant : Dites dans votre cœur, sur votre couche et demeurez silencieux (Psaume 4;5). »
Maimonide ne pouvait ignorer que sa définition de la croyance rappelait, à s’y méprendre, celle de l’opinion philosophique. Joseph était trop enthousiaste – et encore trop jeune – pour pouvoir s’en rendre compte. Le Maître lui avait dit qu’on ne pouvait aimer que ce que l’on connaissait : pour aimer Dieu, il fallait bien connaître son essence. Lorsque Joseph fit valoir qu’une telle définition de la foi faisait bon marché de la piété naïve et de la croyance du plus grand nombre, Maimonide répondit qu’il fallait, pour cette raison précise, observer strictement la séparation entre les élites et les masses incultes. Pour ces dernières, le message divin s’est présenté sous forme de lois contraignantes régissant les relations des hommes simples entre eux. L’homme intelligent respectera, quant à lui, toutes les lois, y compris celles qui sont destinées en premier lieu à la foule, mais il saura aussi que son but véritable est la recherche de la félicité ultime. On retrouve la vieille opposition entre les thèses d’al-Farabi qui préconisait la vie en société et celles d’Ibn Badja qui se fit l’adepte de l’esseulement et de l’isolement.
Aucun texte biblique ne doit être dépouillé de son sens littéral…
Eyn miqra yotsé midé peshuto : le traité de Shabbat 63a du Talmud de Babylone énonce un tel principe que Maimonide connaissait bien. Et pourtant, Joseph eut l’impression que l’exégèse non littérale de son Maître contredisait ce principe fondamental du Talmud.
Qu’en est-il, au juste ? Ces deux dicta talmudiques contradictoires reflètent deux préoccupations différentes, apparues à des époques différentes. Le premier dictum, qui rappelle que la Tora s’est exprimée dans le langage des hommes, avait des préoccupations philosophiques ou spirituelles : conscients que l’Être suprême, même conçu sous l’aspect le plus immanent et dans la forme la plus personnelle, ne pouvait avoir aucune parenté essentielle avec les hommes auxquels il se révèle et s’adresse, certains Sages talmudiques ont voulu insister sur l’altérité radicale de Dieu. Or, la Tora n’a pas opté pour une révélation, disons, de nature gnostique : c’est-à-dire un Dieu caché, dérobé à l’univers, peu soucieux du sort des hommes, un Deus absconditus, en quelque sorte, et enfin un Dieu, créateur, moteur, providentiel et personnel ; en somme, le Dieu biblique. Les Sages du Talmud ont voulu montrer qu’il n’y avait qu’un Dieu, qu’il était transcendant et immanent à la fois, mais que la révélation divine, qui s’adresse au plus grand nombre, a adopté un langage susceptible d’être compris de tous : celui de la Tora. Toutefois, pour capter la totalité du message de celle-ci, il fallait savoir que derrière le sens littéral et obvie se cachait un sens plus profond, apte à ouvrir la voie à une spiritualité pure. En raisonnant ainsi, les talmudistes ne faisaient que reprendre les exclamations d’Isaïe (55;8-9) : « Mes pensées ne sont pas vos pensées et vos voies ne sont pas mes voies, oracle de Dieu. En effet, comme les cieux sont élevés au-dessus de la terre, ainsi mes voies sont élevées au-dessus de vos voies et mes pensées au-dessus de vos pensées. »
On se souvient, cependant, du périlleux voyage des quatre dans le Pardès (paradis mystique) : tous les hommes ne sauraient être appelés à la spéculation métaphysique. C’est pour cette raison que le Talmud se garde toujours d’expliciter ce principe qui confère à la Tora une double signification.
Comment concilier ce même principe d’un sens profond avec cet autre principe qui paraît plus conservateur, selon lequel aucun (on dit bien aucun) témoignage scripturaire ne saurait être dépouillé de son sens littéral. À quelle époque a-t-on pu édicter un pareil interdit ? Probablement, voire certainement, à un moment où les adversaires doctrinaux du judaïsme s’en prenaient à son contenu positif : on a dû tenter, par le biais de l’allégorisme, notamment de Philon d’Alexandrie [indiquer son époque], de vider le judaïsme positif de sa substance. Qui, mieux que l’exégèse allégorique, était en mesure d’évacuer les commandements et les interdits en y voyant des signes et des symboles, sans implications concrètes ? Il ne faut pas oublier que les joutes inter-religieuses, surtout à l’époque antique, étaient virulentes : les juifs se trouvaient doublement isolés ; tout d’abord face à la masse compacte des païens qui refusaient tout monothéisme, et ensuite vis-à-vis d’un christianisme primitif qui se détachait de la loi. L’exégèse philonienne, et plus tard, les interprétations patristiques, ont dû, d’une manière ou d’une autre, parvenir aux oreilles des Sages talmudiques. Ceux-ci perçurent le danger et tentèrent de le conjurer en dressant une véritable digue sur la voie de l’exégèse non littérale et de l’allégorisme en général. Dire que l’accomplissement de la circoncision, le repos du shabbat, les lois alimentaires et la consommation de pain azyme durant la Pâque n’étaient que des symboles ou des paraboles revenait à tuer le judaïsme rabbinique.
Maimonide n’a pu méconnaître une telle tension polaire entre deux principes auxquels il était également attaché ; c’est cette prise de conscience qui marque les limites de l’allégorisme maïmonidien. Joseph le comprit immédiatement : tous les termes homonymes interprétés philosophiquement par son Maître n’avaient aucun rapport avec des lois positives. Les réinterprétations de Maimonide se cantonnaient strictement au contenu philosophique implicite de la Bible : l’idée de Dieu, la négation des attributs positifs ou essentiels, la définition de l’idée même d’une production éternelle de l’univers, la détermination d’une providence, d’une justice et d’une science divines et enfin la prophétologie. Tous ces points doctrinaux devaient être mis en avant, même s’il fallait, pour y parvenir, opposer le sens caché au sens littéral. Pour les préceptes, en revanche, aucune loi ne devait être interprétée allégoriquement, même s’il demeurait permis d’en approfondir l’intelligence au plan philosophique.
Le sens profond et le sens apparent sont généralement solidaires dans l’exégèse biblique des juifs, sauf lorsqu’il s’agit de corriger quelques rares inconséquences du texte : par exemple, le verset de la Genèse qui voit en Ève « la mère de tout vivant » doit être lu ainsi : « la mère de tout être humain ». Pour Maimonide, cependant, tous les termes homonymes devaient être interprétés dans un sens opposé à leur sens matériel premier. On peut donc dire que Maimonide a su respecter deux dicta talmudiques apparemment contradictoires : lorsque les expressions bibliques appliquées à Dieu ne s’accordaient pas avec ses conceptions philosophiques, Maimonide agissait en conformité avec le principe selon lequel la Tora s’est exprimée dans le langage des hommes ; mais lorsqu’il s’agissait des lois positives du judaïsme rabbinique, il s’en tenait strictement au second dictum : aucun texte biblique ne doit être dépouillé de son sens littéral.