ALLOCUTION PRONONCÉE À GENÈVE LE 10 MAI 2010 DEVANT LE CONGRÈS ANNUEL DES RABBINS LIBÉRAUX ET MASSORTIS D’EUROPE FRANCOPHONE
réflexions sur notre judaïsme contemporain…
quel avenir pouvons nous espérer ?
Mesdames et Messieurs les Rabbins,
C’est un honneur pour moi de prendre la parole devant vous qui êtes réunis ce jour à Genève pour votre congrès annuel. Je vais développer devant vous, pour la première fois dans ma carrière, des idées propres sur le judaïsme contemporain. Pour la première fois, je ne parlerai ni du Moyen Age, ni de la renaissance, ni des XVIII-XIXe siècles… Mais du temps présent et de l’avenir.
Est-il nécessaire d’ajouter que ces pensées hâtivement mises sur le papier ne se veulent qu’un point de départ pour une réflexion plus fournie, grâce aux observations et remarques que vous ne manquerez pas de faire.
Il me semble que l’essentiel de nos réflexions doit porter sur la manière de sortir d‘un judaïsme de l’exil, en vigueur depuis près de deux millénaires, pour favoriser l’émergence d’un judaïsme post exilique qui prenne en considération des perspectives d’avenir.
Ce n’est pas une tâche facile car la chose la plus difficile à préserver n’est autre que le continuum de la tradition juive et de préserver l’unité doctrinale du judaïsme d’aujourd’hui.
Introduction : la démographie
Le paysage du judaïsme mondial se présente comme un phénomène inséré dans trois grands blocs : l’Etat d’Israël, les USA et l’Europe. On a tendance à passer sous silence le tarissement des anciens centres juifs d’Afrique du Nord et du monde arabo-musulman en général. Pourtant, cela représente la disparition d’un énorme réservoir humain ; c’est aussi une menace pesant sur le renouveau ou le simple maintien de ces traditions ancestrales qui remontent au moins à Saadya Gaon (Xe siècle) et qui se sont poursuivies jusqu’à l’expulsion des Juifs d’Espagne, dont le célèbre Moïse Maimonide, grand auteur judéo-arabe, s’il en est, est l’incarnation la plus connue. Le judaïsme est donc en passe de perdre l’une des langues qu’il a créées, parallèlement au yiddish et au ladino… Pourtant, cette langue est encore pratiquée à certaines occasions festives, notamment le second séder de Pessah au cours duquel les juifs séfarades, d’Orient et d’Afrique du Nord, lisent la version judéo-arabe du récit de la sortie d’Egypte que leurs enfants et petits enfants, hélas, ne comprennent plus, voire ne prisent guère.
On ne compte plus que sur ces trois grands centres puisque le judaïsme, jadis retenu prisonnier dans l’ancienne et désormais défunte URSS, a été absorbé soit par Israël, soit par les USA, soit, enfin par la RFA. Il n’existe donc plus de réserves. En plus de l’incommensurable drame humain qu’elle représente, la Shoah constitue aussi une saignée à blanc (Léo Baeck), une irrémédiable atteinte à l’évolution démographique du judaïsme Or, nous savons que la religion juive est la seule à perdre régulièrement des adeptes et ne pas pouvoir maintenir le même taux de reconstitution que les deux autres confessions monothéistes.
I.L’origine des différentes obédiences ou orientations au sein du judaïsme contemporain.
Dans le judaïsme, tout part de la Bible et tout finit par y revenir. C’est une façon de dire que même si l’on s’occupe d’un état de lieux contemporain, on doit nécessairement remonter plus loin dans le passé. Nous ne retomberons pas dans l’historicisme de la Wissenschaft des Judentums en nous focalisant sur ce qui est derrière nous, encore qu’il faille toujours tirer les enseignements de ce qui nous a précédés…
Notre réflexion sur la situation actuelle peut se nourrir des sagaces pensées d’un éminent rabbin allemand du XIXe siècle, Zacharias Frankel (1801-1875), fondateur avec ses disciples préférés, Jacob Bernays (1824-1881) et Heinrich Grätz (1817-1891), du fameux Séminaire juif de Breslau qui a les mêmes initiales que le JTS de New York dont l’emplacement institutionnel dans le judaïsme américain actuel est incontournable. Lors de l’inauguration de ce séminaire rabbinique à Breslau en 1851, Frankel a prononcé des paroles frappées au coin du bon sens où il reconnaissait à la science des droits sur le judaïsme et au judaïsme la nécessité de participer à la culture universelle. Ce sont des paroles qu’on aimerait entendre aujourd’hui de la bouche de certains guides spirituels de France, par exemple. Helléniste, ayant achevé un long cycle universitaire parallèlement à ses études rabbiniques proprement dites, Frankel s’offrit le luxe d’écrire en hébreu au moins trois ouvrages : Mavo la-Mishna, Mavo la-Yerushalmi et Darkhé ha-Mishna. Mais ses travaux sur la Bible des Septante furent rédigés en allemand.
Cette idéologie qui pourrait s’apparenter au fameux mot d’ordre de Samson-Raphaël Hirsch (1808-1888) (mais dans un sens plus ouvert, moins intransigeant) de talmud Tora ‘im dérékh éréts (l’étude de la Tora et la culture contemporaine), fut réaffirmée avec plus de force encore lorsque Isaac Heinemann, l’un des successeurs à la tête de ce séminaire (Jüdisch-Theologisches Seminar de Breslau, l’actuelle Wroclaw) prononça un beau discours à l’occasion du 75e anniversaire de cette institution. Il insista sur la nécessité de réconcilier la tradition et la modernité, la religion juive et la culture européenne. Heinemann finit ses jours comme professeur à l’Université Hébraïque de Jérusalem était ; comme Frankel, il fut à la fois un excellent hébraïsant et un remarquable helléniste, ainsi que l’attestent ses travaux sur Philon d’Alexandrie.
Aujourd’hui, les successeurs de ce judaïsme historique qui revendiquait le concours de l’examen critique seraient les communautés orthodoxes modérés, dites conservative au sens américain du terme.
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