Comment est née l’idée même de réforme ou de libéralisme au sein du judaïsme ?
Historiquement dans l’aire culturelle germanique, sous l’impulsion, volontaire ou involontaire, de Moses Mendelssohn (mort en 1786) et de la science du judaïsme qui domina les esprits juifs du XIXe siècle. Mais des théologiens et des rabbins libéraux veulent voir en des sages renommés du Talmud les véritables initiateurs du mouvement, notamment rabbi Yohanan ben Zakkaï, d’une part, et rabbi Akiba, d’autre part.
Le premier est à l’origine du judaïsme rabbinique puisqu’il réunit autour de lui le fameux synode de Yabné (90-100 de notre ère) où le culte sacrificiel en vigueur au Temple, désormais détruit, ne pouvait plus se poursuivre et fut donc remplacé par la prière et le culte intérieur. Ce qui suffit à faire de cet homme un réformiste, aux yeux des rabbins libéraux du XXe siècle. Et le second, rabbi Akiba, contemporain de Bar Kochba (vers 130 de notre ère), a lui aussi contribué à substituer les Docteurs des Ecritures aux prêtres puisque le temple était détruit. Akiba aussi pouvait donc faire figure de sage réformiste et de lointain ancêtre de la réforme et du libéralisme.
Mais ma préférence va aux explications plus solidement historiques car elles sont plus vraisemblables et ne tentent pas de substituer leurs propres idées à celles des sources juives anciennes..
En deux siècles d’évolution, les réformistes se sont, pour ainsi dire, assagis et ont opéré un recentrage en direction d’une tradition juive rénovée, mieux adaptée à son temps. L’Europe n’est plus la roue motrice du mouvement après avoir été, pourtant, son berceau et son creuset.
Les Etats Unis d’Amérique, terre promise de la réforme ? Oui, assurément. C’est bien dans le nouveau monde que le judaïsme libéral et réformé a connu sa finalisation, c’est là qu’il s’est développé, reprenant, du moins à ses débuts, l’héritage germanique des pères fondateurs tout en l’acclimatant aux nouvelles réalités. En d’autres termes, le judaïsme allemand a été l’humus du mouvement américain qui le dépassa en en élargissant considérablement les perspectives.
En deux siècles d’existence, ce judaïsme libéral implanté aux Etats Unis a nettement changé par rapport aux sources et à l’humus qui lui ont servi de terreau. Abraham Geiger, l’âme du mouvement, a tout fait pour favoriser l’émergence non pas d’une religion entièrement nouvelle, mais d’une autre sensibilité religieuse qui s’étendrait à tout le judaïsme. Le mouvement dont il fut l’initiateur a fini par abandonner cette prétention un peu irréaliste. L’ambition de Geiger englobait la totalité du judaïsme, un peu comme le protestantisme de Luther visait toute la chrétienté. Aujourd’hui, beaucoup d’idées du judaïsme réformé se sont naturellement imposées à la communauté juive dans son ensemble. Un exemple : en Israël, c’est le grand rabbinat orthodoxe lui-même qui a renoncé, de son propre chef, au second jour des fêtes de pèlerinage car il en connaissait, mieux que quiconque, la motivation : lorsque la cause n’existe plus, l’effet n’a plus de raison d’être…
Il faut s’arrêter un instant sur l’immigration juive d’Allemagne vers les USA. Les premiers jalons d’une émigration juive vers ce pays avaient déjà commencé du temps de Moïse Mendelssohn. A toutes ces familles expatriées il fallait des guides spirituels. Certes, les représentants de l’orthodoxie étaient, eux aussi, bien implantés sur place mais leur conception religieuse n’attirait plus de nouveaux adeptes ; leurs collègues réformés furent mieux partagés. Et ces derniers n’avaient, en guise de modèle, que le paradigme allemand d’un judaïsme réformé ou libéral. Le rabbin David Einhorn, grand admirateur du rabbin Samuel Holdheim (1806-1860) et futur collègue du plus modéré Isaac Mayer Wise, avait immigré aux USA où il prononçait ses sermons en … allemand, car c’était la langue maternelle de toute sa congrégation.
Les conditions étaient donc réunies pour faire des USA la terre promise de la réforme. Les premières graines semées en Amérique y ont donné leurs plus beaux fruits et ont pris racine sur place puisque la communauté libérale américaine est la plus puissante et la plus dynamique au monde. Toutefois si l’on veut examiner sérieusement les tout premiers débuts du mouvement sur le sol américain, il faut remonter aux timides tentatives de quelques juifs de Charleston, en Caroline du sud, qui, dès 1826, bien avant l’arrivée des leaders européens, se constituèrent en un petit groupe de quarante-sept personnes, issues de la communauté de Beith Elohim (en hébreu la maison de Dieu) et demandèrent respectueusement à leurs dirigeants des réformes concernant le déroulement du culte.
Voici un bref résumé de leurs principales demandes : Rien n’est plus cher, écrivaient ils, à notre cœur que le respect de notre religion et le bien-être de notre nation. En qualité de membres de la grande communauté d’Israël, nous ne voulons pas transmettre à nos enfants un exemple obscurantiste ni les priver des bons moyens d’adorer rationnellement le Dieu de vérité. En demandant que le ministre officiant (le hazan) répète les prières en anglais, nous fortifions l’attention des orants qui ne comprennent pratiquement plus l’hébreu et renforçons leur ferveur religieuse. Les pétitionnaires reconnaissent que tous n’ont pas les moyens ni le temps de se consacrer à l’étude de l’hébreu. Ils demandent donc avec raison : n’est ce pas le but de toute société religieuse de diffuser les bases de la foi parmi les pauvres et les ignorants ? Du haut de la chaire, on nous expose les fondements de notre religion dans une langue que nous ne comprenons pas.
Mais les pétitionnaires de Charleston ne s’arrêtaient pas là, ils exigeaient aussi que l’on gardât l’essentiel et que l’on supprimât l’accessoire… Ce qui constituait une réelle révolution. Pour que la prière atteigne ses objectifs, il faut que les passages essentiels soient lus en anglais et que tous puissent les comprendre. Une dernière réclamation portait sur la lecture hebdomadaire de la péricope biblique le samedi matin : cette lecture devrait se faire en anglais afin que tous pussent en tirer profit et en être édifiés. Enfin, les pétitionnaires suggéraient que cette péricope biblique fît l’objet d’une sorte de prêche le samedi après midi afin que les fidèles pussent se faire une idée claire de ce que la Tora recommandait d’accomplir dans un certain nombre de situations.
Dans ce livre qui vient de paraître Le judaïsme libéral, on examine aussi l’implantation de ce mouvement en France. Mais en gros, depuis l’apparition de l’ULIF (Union Libérale Juive de France) d’autres communautés libérales ont vu le jour et voient leurs rangs grossir de manière constante et régulière.