De l’austérité de Yom kippour à l’allégresse de Soukkot
Une journée que le Talmud nomme LE JOUR, l’unique, celui qui compte le plus dans toute l’année liturgique, car de lui dépend notre avenir. Le talmud nomme le traité consacré à Kippour YOMA qui veut dire en araméen, le jour, comme s’il n’en existait pas d’autre. En réalité, c’est celui qu’il ne faut pas rater car en lui la spiritualité d’Israël atteint son point culminant. Aucune autre journée ne lui est comparable.
Mais il y aune dialectique qui mérite d’être soulignée ici : il ne suffit pas que Dieu dans son infinie miséricorde, accorde son pardon des fautes commises à l’endroit de nos congénères ; le préalable au pardon divin est le pardon humain : il faut que mon prochain, mon frère, même ennemi, m’accorde son pardon pour que l’Eternel valide cet acte en accordant la rémission du péché. Yom kippour se fait ici bas, hic et nunc. Celui des philosophes juifs modernes qui avait le mieux illustré ce relais se nomme Franz Rosenzweig, lui qui a symbolisé cette action par un triangle dont le sommet est occupé par Dieu et la base par l’homme et l’autre homme. Pour accéder à autrui, on passe par Dieu mais celui-ci n’accorde pas son quitus si l’autre, autrui, ne l’a pas fait au préalable.
Un autre point doit être rappelé. Celui de l’exigence de sincérité : le talmud est clair à ce sujet : celui qui se dit : je commets un péché et à kippour le pardon me sera accordé ; pour lui, cette journée solennelle de jeûne et de contrition n’accomplira pas l’effet escompté car, à l’origine, son intention, sa kawwana, est viciée. Celui là qui a péché en connaissance de cause, n’obtiendra jamais le pardon.
Enfin, il y a cette purification de l’homme qui s’obtient après cette longue journée de confrontation avec soi-même, ce véritable examen de conscience. Hermann Cohen, mort en 1918 à Berlin, soulignait la chance, voire le privilège du peuple d’Israël qui n’a pas besoin d’un intermédiaire pour obtenir le pardon de ses péchés, il n’a besoin de personne pour être justifié ou rédimé. La purification est directement effectuée par Dieu. C’était assurément une critique souterraine de la théologie chrétienne qui fait de Jésus un passage obligé..
Pour conclure, disons que yom kippour anticipe le monde à venir, l’avènement messianique, la vie dans l’au-delà. Ces 27 heures de jeûne ne se vivent pas à l’aune du temps habituel, profane, elles sont uniques en soi.Une sorte d’éternité avant la fin des temps
Tout comme la ronde des saisons, les fêtes juives de Tichri s’achèvent avec la joie de Soukkot, la fête d’une humanité réunie autour de la crainte et de l’amour de D-. Nous sommes passés de la solennité de Rosh ha-Shana à l’austérité de Yom Kippour, et nous en venons, enfin, à la joie de Soukkot qui symbolise le destin providentiel du peuple d’Israël : si les lois de l’histoire avaient fonctionné à plein, nous dit un passage talmudique, les juifs auraient dû être balayés par les vicissitudes de leur propre histoire. Mais D- en a décidé autrement : il compare le destin de ce peuple à la frêle constitution de cette cabane couverture de verdure d’où tout métal ferreux doit être absent, symbole de l’abandon confiant à Dieu. Qu’il pleuve ou qu’il vente, que le toit de la soukka soit soudain emporté par une rafale de vent, peu importe, la providence divine est censée être là pour assurer la protection de ceux qui s’abritent sous elle.
Heinrich Grätz, le père de l’historiographie juive moderne, a dit avec raison que l’histoire du peuple d’Israël n’était pas uniquement miraculeuse mais surtout providentielle : La soukka, c’est la Providence divine. Elle semble absente ou simplement lointaine, mais le plus souvent elle agit, même si, au cours de l’histoire juive récente, un homme comme Martin Mordekhaï Buber a pu parler de l’éclipse de Dieu.
Les sages du talmud ont développé tout un traité éponyme sur cette question de la soukka. Il y a ce fameux bouquet festif (tige de palmier, cédrat, branche de saule et de myrte) Si l’on veut dire la vérité, il faut bien reconnaître que la signification symbolique de ces quatre espèces demeure inconnue ou s’est probablement perdue. Alors, les talmudistes ont suppléé à ce manque par une interprétation éthico-pyschologique en mettant au centre du débat l’unité intrinsèque du peuple d’Israël.
En constituant un bouquet festif à partir de ces quatre espèces issues du monde végétal, on lie ensemble les différentes strates supposées du peuple juif ou simplement du genre humain. Le philosophe allemand Kant aurait parlé de la capacité liante du concept, ici on parle de la responsabilité collective où chaque membre du peuple d’Israël prête ce qu’il a à son frère moins bien doté que lui.
Ainsi le fruit, le cédrat a, à la fois une odeur et une saveur, d’autres sont inodores et insipides, d’autres , enfin, ont soit l’un soit l’autre. Mais ensemble, ils constituent un tout acceptable. Quelle belle leçon de tolérance et qui brise cette arrogance intellectuelle dont nous nous rendons parfois coupables, sans nous en être vraiment conscients.
Si je voulais en tirer une leçon d’anthropologie sociale, je dirais que nous tenons ici un bel exemple de solidarité humaine : celui qui dispose de tout doit céder un peu de ce qu’il a à ceux qui n’ont rien, ceux qui sont imparfaits doivent pouvoir compter sur ceux qui sont mieux lotis qu’eux. Et réciproquement.
Un dernier exemple : le talmud évoque l’étonnement des peuples idolâtres qui reprochent à D- d’avoir scandaleusement favorisé le peuple d’Israël en le guidant et ne le préservant de tant de dangers. Le talmud dit qu’en prenant connaissance de cette doléance, Dieu partit d’un grand éclate de rire, rappelant que la soukka a été construite en plein désert qui n’appartient à personne, et donc reste accessible à tout le monde. Ceux qui veulent s’y abriter sont les bienvenus, mais pour cela il faut la foi en D-. Le talmud souligne que jamais, au grand jamais, quelqu’un qui est en quête de D, n’est revenu bredouille. Pour la bonne raison qu’il siège au plus profond du cœur de chacun : reviens vers ton cœur et l’Eternel ton D reviendra vers toi…
La Révélation eut lieu, elle aussi, dans le désert. A la portée de tous. Aucune obligation n’a été stipulée pour y prendre part. On a l’impression que les talmudistes ont voulu répondre aux critiques qui jugeaient inacceptable cet accaparement de D-.
Cette image de la cabane (soukka) hante l’inconscient du peuple d’Israël ; elle connaît de nombreuses occurrences dans la littérature prophétique, notamment chez Isaïe dans son premier chapitre qui compare la solitude de la fille de Sion à une cabane dans une vignoble, abandonnée par tous et oubliée de tous. Le prophète Amos, en con neuvième chapitre, parle de la cabane de David qui est chancelante (soukkat David ha-nofélét). Qui menace de s’effondrer sans jamais s’effondrer… On retrouve aussi cette image de la cabane ou du pavillon de paix dans la liturgie nocturne où D- étend au-dessus de nous sa main protectrice (ha-porésh sukkat chalom alénou).
On peut dire que cette fête de soukkot, appelée fêtes tabernacles, est la plus riche en symboles. Pour redonner la parole à Rosenzweig : en s’y abritant, le peuple d’Israël sacralise le temps, il anticipe l’éternité. Celle des temps messianiques.
Maurice-Ruben Hayoun