Anouar El Sadate, le retardaire qui avait rendez vous avec l’Histoire
Quand on pose ce beau livre de Robert Solé, ancien journaliste au Monde, on se demande comment un homme à la peau si noire, aux origines si modestes, à l’intelligence prétendument limitée, a pu imprimer sa marque à l’histoire de son pays, faire la paix avec Israël (ce qui lui coutera la vie), braver le fanatisme des autres Etats arabes et renverser l’alliance de son pays avec l’URSS pour l’amarrer durablement aux USA, une politique que poursuivra son successeur le vice-président Hosni Moubarak.
Robert Solé relate cette vie dans un style élégant et clair, corrigeant souvent certains traits hagiographiques de l’autobiographie officielle de son auteur. Né dans un petit village loin du Caire, dans une famille des plus modestes, le jeune Anouar suit ses parents qui s’installent dans la capitale. Un mariage qui ne durera pas mais lui donnera plusieurs filles est contracté avec une jeune femme qui ne supporte pas la comparaison avec le futur amour de toute sa vie, la célèbre Jihane dont les origines anglaises sont connues.
Au cours de la seconde guerre mondiale, cet homme devenu soldat et ensuite officier alors qu’il voulait ardemment monter sur les planches (Solé fait état de pièces de théâtres ou de romans écrits), flirte quelque peu avec les puissances de l’axe dans l’intention de chasser l’occupant britannique du sol égyptien. Au terme de péripéties qu’il serait trop long de résumer ici, il est jeté en prison, parvient à s’enfuir, finit par obtenir sa grâce et sa réintégration dans l’armée.
En ce temps là, le roi Farouk régnait sur l’Egypte et les jeunes officiers libres complotent pour le renverser. Sadate est mis dans la confidence mais le jour dit, il arrive en retard. Ce laisser aller, cette imprécision ne laissent pas Gamal Abd el Nasser indifférent qui, après le coup d’état militaire du 25 juillet 1952, cantonne son compagnon d’armes à des rôles subalternes. Sadate transitera par des postes de second plan avant de parvenir aux premières places : il lui faudra patienter 12 ans avant d’accéder à la vice-présidence de la République, poste largement honorifique du vivant de Nasser mais précieux emplacement à la mort de celui-ci. Sadate parviendra à la magistrature suprême alors que le clan des Nassériens était d’avis qu’il serait tout juste un bon président de transition.
Ce ne sera pas le cas ; patiemment mais systématiquement le nouveau raïs se débarrassera de ses concurrents et de ses ennemis. Solé relate qu’après avoir donné ses instructions au chef de la sûreté publique, il ajoute d’un ton égal : et voici la liste de ceux qu’il vous faut arrêter ; coffrez les moi (lamm houm).
Sadate régna comme le pharaon d’Egypte de 1970, date de la mort de Nasser à 1981, le 6 octobre, date de son assassinat. Le fait le plus marquant fut la signature d’un traité de paix avec Israël et auparavant sa visite surprise à Jérusalem qui provoqua la stupeur du monde arabe, et même bien au-delà. Et puis ce furent les longues négociations de Camp David sous l’égide du président Carter . Au sujet de ces longues négociations, voici une anecdote assez incroyable : la délégation israélienne comprenait, entre autres, le ministre de la défense, Ezer Weizmann, qui trouvait Sadate éminemment sympathique. Un jour, alors qu’il faisait du vélo dans Camp David, Weizmann tombe sur Sadate qui se promène avec ses collaborateurs. Le ministre israélien de la défense descend de vélo et va embrasser Sadate qui en éprouve une grande fierté. Une fois que Ezer s’est éloigné, Sadate se tourne vers ses proches et leur dit ceci : Weizmann n’est pas un juif, il est mon frère…
Intéressant, non ?
Maurice Ruben in Tribune de Genève du 31 octobre 2013
Robert Solé, Sadate, Perrin. 2013