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  • Création de l'univers et mystique: l'œuvre du commencement

     

    Texte de la conférence de ce soir le 6 mars 2008 à la Mairie du XVIe arrondissement de Paris. 

                                        L’œuvre du commencement dans la kabbale

                                                    Conférence du 6 mars 2008 à la
                                                     Mairie du XVIe arrondissement

    La problématique : Adventicité ou éternité de l’univers ?
    a)    Le Guide des égarés est le document par rapport auquel les kabbalistes, les mystiques juifs, se sont définis, eux-mêmes.
    b)    L’interprétation du premier verset de la Genèse, BÉRÉSHIT BARA ELOHIM est plus complexe qu’il n’y paraît.
    c)    Au fond, tant les philosophes maïmonidiens ou averroïstes que les mystiques ne pouvaient se satisfaire de la thèse populaire, d’une simple creatio ex nihilo, création à partir du néant, donc dans le temps.
    d)    L’expression BERESHIT ne saurait être traduite par «au commencement» car, aux yeux des philosophes, c’est une contradictio in adjecto, suivant le Livre VIII de la Physique d’Aristote : le temps est éternel et il est le nombre du mouvement. Il le mesure. Parler d’un commencement, c’est supposer la préexistence d’une matière, servant de support, de substrat au mouvement. Ce qui va l’encontre de la notion de creatio ex nihilo…
    e)    La littérature midrachique avait perçu cette difficulté ; elle propose de lire TORA en lieu et place de RESHIT, puisque le livre des Proverbes (8 ;22) parle de Dieu qui a acquis… au commencement de ses voies (réshit). Or, il ne peut s’agir que de la TORA. Donc, cette dernière devient l’instrument de la création ? Comment par la mystique des lettres : 22 lettres de l’alphabet hébraïque et les dix unités. Ce qui donne 32.


    I. Mystique des lettres (Hokhmat ha-Tséruf)
    Toutes les vingt-deux lettres de l'alphabet hébraïque ont une valeur numérique. Cette réalité a inspiré les esprits spéculatifs qui imaginèrent, dans le premier ouvrage cosmologique juif, le Sefer yetsira, que Dieu avait créé l'univers en se servant de ces vingt-deux lettres et des dix premiers nombres. La somme de ces différents éléments donne 32. C'est pour cette raison que le Sefer yetsira parle des “trente-deux voies merveilleuses de Dieu par lesquelles Dieu a gravé et créé son univers.”
    On va examiner dans les lignes qui suivent comment cette théorie de la valeur numérique des lettres et de leur permutation s'est combinée à une autre théorie, celle du Nom divin et du langage qui y trouve son origine primordiale.
    Dans ce livre Yetsira (Création) le niveau suprême est occupé par le pneuma du Dieu vivant, ruah Elohim hayyim. De cet air primordial naissent les troisième et quatrième logoï, à savoir l'eau et le feu. Le cosmos dans son ensemble se répartit en trois niveaux qui correspondent chacun à un groupe déterminé de lettres de l'alphabet. Le premier groupe est celui des trois mères (immot): Alef, Mém et Shin. L'éther, l'eau et le feu leur correspondent pour ce qui est des éléments naturels mais dans le symbolisme en rapport avec l'être humain, on trouve la disposition suivante: la tête, la poitrine et l'abdomen. Le second groupe de lettres est celui des sept doubles (shéva' kefulot): Bét, Guimel, Dalet, Kaf, Pé, Résh et Taw. Toutes ces lettres, à l'exception de l'uvulaire Résh, ont la particularité d'être à la fois des spirantes et des occlusives, d'où leur désignation comme étant des doubles. Elles sont  sept parce qu'elles correspondent, nous dit le Yetsira, aux sept planètes, aux sept cieux, aux sept jours de la création, et aux sept orifices du corps humain. On les met aussi en rapport avec les sept oppositions fondamentales qui sont le lot de toute vie humaine: la vie et la mort, la paix et la guerre, la sagesse et la folie, la richesse et l'indigence, la grâce et la laideur, les semailles et la destruction et pour finir la domination et la soumission. Enfin, le dernier groupe de lettres au nombre de douze, est mis en relation avec les signes du zodiaque.
    Le Sefer ha-Bahir prendra connaissance de cette symbolique des lettres qu'il enrichira de considérations nouvelles et systématiques. Alef, la première lettre de l'alphabet hébraïque, possède assurément un symbolisme en propre: elle est la première lettre du Décalogue (ANOKHI); mais elle a aussi, dans sa graphie hébraïque, la forme de l'oreille, organe indispensable pour percevoir la parole divine. L'alef est le domaine de la divinité la plus secrète et la Tora elle-même ne commence que par la lettre bét. Voici ce que le dit le Bahir au sujet de alef:

    «L'oreille est à l'image de l'alef et l'alef le commencement de toutes lettres; et plus que cela, l'alef est la condition nécessaire à l'existence de toutes les lettres, et l'alef est une image du cerveau: de même que quand on prononce l'alef, on ouvre seulement la bouche, ainsi le penser va sans fin et sans terme.» (§ 48)

    La référence au penser vise la mahashaba (la pensée), partie la plus intime et la plus incognoscible de la divinité. C'est seulement à partir de la lettre bét, au niveau de la sefira de la hokhma (sagesse), que s'ouvre le monde du Nom divin qui est l'élément primordial du langage. La troisième sefira est représentée par la lettre gimmel qui est la première à puiser dans la sagesse et qui alimente ainsi les mondes situées en-dessous d'elle. La quatrième lettre de l'alphabet hébraïque dalét est interprétée au sens littéral même: comme sa racine trilitère DLT signifie indigence le Bahir  développe à son sujet l'idée de pauvreté; elle est indigente comparée aux trois sefirot précédentes. La lettre hé bénéficie d'un statut particulier puisque'elle figure deux fois dans le nom tétragrammate: YHWH. Elle symbolise aussi la dernière sefira malkhout. La lettre suivante, le waw, figure lui aussi dans le Nom divin; c'est à ce niveau que les mondes cachés commencent à devenir manifestes. Le zaïn a une symbolique en rapport avec l'or qui commence par cette même lettre, zahab: zaïn représente l'âme, le hé lui sert de trône et le bét garantit leur existence. Le yod figure lui aussi dans le Nom tétragramme; par une audacieuse symbolique le Bahir dit que le monde du langage naît des ailes du yod.
    Le mém a une double graphie en hébreu selon qu'il s'écrit à l'initiale et à l'intérieur du mot, ou au contraire à la fin; il indique la conjonction entre le masculin et le féminin. Mais le mém ouvert représente le féminin uniquement. Le nun figure deux fois dans le nom messianique Yinon dont parle Psaume 72;17:«Que son nom subsiste à jamais, que son nom se perpétue tant que dure le soleil!»
    Tsaddé est la lettre du juste qui se dit tsaddiq; c'est le symbole du septième logos du Bahir mais de la neuvième sefira yesod dans la nomenclature sefirotique classique. C'est le Juste qui rétablit l'équilibre entre les forces de la droite et de la gauche, du bien et du mal. Par le signe de l'alliance, la berit mila il véhicule les influx de tous les autres mondes en direction de malkhout qui alimente notre monde.
    La lettre Shin -qui se  trouve aussi dans un nom divin Shaddaï- a un statut assez curieux: le Sefer ha-Temuna (XIIIè siècle) a connaissance que cette même lettre s'écrit avec quatre branches sur les tefillin (phylactères) alors que dans l'alphabet courant elle n'en compte que trois. Ce texte mystique en tire la conséquence suivante: il manque une lettre dans toute la Tora. Lorsque nous la découvrirons la Tora changera de sens...
    Au plan mystique, la Tora n'est pas vraiment ce qu'elle est aujourd'hui; elle varie selon les éons ou âges du monde. Sous l'éon de la grâce nous avons une Torat héséd, une Tora de la grâce d'où sont absents les termes mort et interdit. Mais lorsque l'éon correspond à un niveau plus matériel, les lettres se combinent de telle manière que les notions de mort et d'interdit apparaissent et dominent même le contenu de la Tora. On a vu (voir supra) ce qu'en disait le Sefer ha-Temuna pour qui une lettre manque dans la Tora, une seule lettre qui en transformera le sens...
    Mais la Tora demeure un document qui obéit aux règles du langage; or tout langage se fonde, aux yeux de la kabbale, sur les Noms divins. On verra infra que pour l'un des meilleurs esprits juifs du XIIIe siècle, Abraham Aboulafia, la Tora dans son intégralité est tissée d'une série infinie de Noms divins. Les séquences, les divisions de la Tora en mots, en verbes et en phrases, correspondent à une étape déterminée: lorsque les lettres se combineront autrement la Tora sera autre. Cette théorie se fonde sur l'idée que le langage, écrit ou oral, a un aspect interne qui ne se manifeste pas totalement lorsque les hommes communiquent entre eux et singulièrement lorsqu'ils reçoivent la parole divine. C'est cette dimension secrète, ésotérique du langage qui retient l'attention des kabbalistes quand ils parlent de combinaisons des lettres (hokhmat ha-Tséruf).

    La révélation divine fut un phénomène acoustique: Dieu a parlé aux enfants d'Israël. Le midrash, conscient des problèmes impliqués par l'idée d'un Dieu transcendant, dit même que les deux premières phrases du Décalogue furent prononcées par la Bravoure (geboura) désignation rabbinique de Dieu lui-même. La kabbale reprend donc cette notion rabbinique qu'elle rehausse d'une saveur mystique. Mais toute langue, comme toute réalité, est nécessairement enfermée ou contenue dans le Nom de Dieu car selon les Pirqé de Rabbi Eliézer (chapitre III), «à l'origine il n'y avait que Dieu lui-même et son Nom.» En conséquence, la nature même du créé dérive du Nom divin. Le réél n'est plus qu'un déploiement ou une décomposition de ces Noms divins. Le langage qui est le reflet du réel, l'analyse et en rend compte, contient en lui-même quelque chose de divin. Cette notion dégénérera ensuite entre les mains des adeptes de la kabbale pratique, kabbala ma'asit, c'est-à-dire des magiciens juifs qui confectionneront talismans et amulettes pour les enfants, les femmes enceintes et tous ceux qui estimeront avoir besoin d'une protection particulière.
    Ce qui frappe le plus dans cette conception magique et mystique du langage, c'est qu'elle se fonde sur les Noms divins qui sont certes invoquables mais tout-à-fait imprononçables. Le Tétragramme lui-même se prononce Adonay mais seul le grand prêtre savait le prononcer correctement dans un murmure le jour des Propitiations (Yom ha-Kippourim). La littérature talmudique parle en Kiddushin 71a du Nom divin de 12 lettres qu'on transmettait à l'origine à tout un chacun; mais lorsque les impies devinrent légion on en restreignit la diffusion aux seuls hommes vertueux. Un midrash (Léqah Tov) sur Exode 3.15 parle du Nom divin du 42 lettres à ne transmettre qu'à un disciple vertueux, parvenu déjà au milieu de sa vie, qui ne s'adonne pas à la boisson, qui n'est pas opiniâtre ni cède à la colère. Le Nom divin de 72 lettres n'est pas cité dans le talmud lui-même mais seulement dans la littérature midrashique: Levitique Rabba § 23 fait dire à rabbi Abin que Dieu a sauvé Israël d'Egypte par l'intermédiaire de son grand Nom qui compte 72 lettres. D'où peuvent bien provenir ces divers Noms divins? On note que tous ces Noms sont des multiples de 4. Mais est-ce suffisant? On peut aussi dire que certaines références bibliques parlent de Shemo ha-gadol (son grand Nom)(I Rois 8;42, II Chr. 6;32, Jer. 44;26 et Ez. 36;23).
    Le Nom divin servait aussi dans des ordalies; Nombres 5 adjure la femme soupçonnée d'adultère de ne pas provoquer, par un éventuel parjure, l'effacement du Nom divin. Tout ce qui touche au Nom divin doit être empreint de sainteté. Moïse lui-même, nous dit-on, ne s'est guère permis de prononcer le nom tétragrammate plus de vingt-trois fois! Il est clair qu'on voyait dans le Nom divin une concentration de forces pouvant remplir diverses fonctions. A quand remonte cette tradition? Dans le Livre des Jubilés (36;7) Isaac conjure ses fils de craindre et de servir Dieu «par le Nom loué, vénéré, grand, rayonnant, merveilleux, puissant qui a fait le ciel et la terre…» Dans un autre écrit apocryphe de la même époque, la Prière de Manassé, il est dit que Dieu a scellé l'abîme (Tehom) de son Nom puissant et grand. Cette idée se retrouve dans l'interprétation d'un autre Nom divin, Shaddaï: ce nom aurait servi lui aussi à sceller la création. Shaddaï voudrait dire selon la philologie créatrice des anciens rabbins Shé amar lé-olami daï! (Qui a dit à son monde: il suffit!) Le monde allait dans tous les sens et c'est le Nom divin qui lui a imposé une limite et une configurations stables. Ce sont les éléments du Nom divin qui font fonction de sceaux apposés à la création et la protége de l'éclatement. Le Psalmiste (33;6) ne dit-il pas: «Par le verbe de JHWH les cieux furent créés et par le souffle de sa bouche toutes leurs armées.» ?
    On connait l'usage rabbinique de Proverbes 8;22 (Dieu m'a acquis, prémisses de ses voies...) où le terme hébraïque pour dire prémisses est réshit, c'est-à-dire le premier mot de la Tora (Be-Réshit); les rabbins qui interprètent dans le Midrash rabba sur la Genèse ce premier verset de la tora procèdent à une permutation: comme le terme réshit de Proverbes 8;22 désigne en fait la Tora il convient de procéder à la même substitution en Genèse 1;1, ce qui donne : Par Réshit (=la Tora) Dieu a créé les cieux et la terre. Cette conception de la Tora comme étant l'instrument de la création a certainement influencé, voire même inspiré certaines pratiques théurgiques que l'on nomme Shimmushé Tora. Ce titre signifie les usages magiques que l'on peut faire des Noms divins.
    Les premiers kabbalistes du cercle de Gérone, Nahmanide, Ezra et Azriel de Gérone disent dans leurs commentaires (sur les Aggadot du talmud et sur le Cantique des cantiques) que «Les cinq livres du Pentateuque sont le Nom du Saint béni soit-il.» Le Zohar leur fait écho en maints endroits (III, 36a): «La Tora dans son ensemble est un seul Nom mystique sacré.»
    Le fait que les lettres de l'alphabet hébraïque sont aussi des signes est renforcé par le vocable ot (pluriel otiyot) qui les désigne. Isaac l'Aveugle, le premier grand kabbaliste provençal attesté vers 1200, va encore plus loin puisqu'il met ce terme (ot, otiyot) en relation avec le verbe araméen ata qui signifie venir. Dans ce contexte il se réfère à Isaïe 41;23 où le pluriel est utilisé dans le sens de ce qui vient, ou de l'avenir. Les lettres sont alors des “signes provenant de causes occultes.” Dans ses Origines de la kabbale (1966, p 293) G. Scholem résume bien cette conception ésotérique des lettres de l'alphabet:

    «L'écriture qui n'est pour le philologue qu'une image secondaire et d'ailleurs très peu utilisable du langage réel, est pour le kabbaliste la véritable cachette de ses secrets. Le principe phonographique d'une transposition naturelle de la parole en écriture, et vice versa, a pour analogie dans la kabbale l'idée que les lettres saintes sont elles-mêmes les linéaments et les signatures que le phonéticien moderne chercherait sur son disque. Or, ce qui s'imprime légitimement dans ces saintes lignes est la parole créatrice de Dieu. Au-delà du langage est la réflexion non articulée, la pensée pure qui est elle-même son propre objet, la profondeur muette de l'esprit... où se cache ce qui n'a pas de nom.»

    Est-ce Dieu qui n'a pas de nom? Le Nom divin véritable figure-t-il dans la Tora? La réponse est négative; Abraham Aboulafia affirme que Dieu a occulté son saint Nom afin d'éprouver le coeur des initiés et de purifier leur esprit. Il se fonde sur une interprétation talmudique d'Exode 3.15 qui dit: zé shémi lé-olam (ceci est mon Nom pour l'éternité); Qiddushin 71a lit cette phrase comme suit: zé shemi lé-'allém (ceci est mon Nom à occulter!).
    Cette exemple de permutation et de combinaisons des lettres était en vogue depuis le Sefer yetsira qui montre que les lettres Noun Gimmel et 'ayin peuvent sisgnifer une chose et son contraire pour peu qu'on en trouble l'ordre: NEGA' veut dire blessure alors que 'ONEG signifie délices...       

    II. Dans le Zohar

    Au lieu  d'opter, à l'instar des philosophes, pour une coupure radicale entre les instances de la création, d'une part et celles du créé, d'autre part, ils déployèrent des trésors d'ingéniosité exégétique afin de préserver une sorte de profonde unité de l'être: essence divine, essence extra-divine, univers sefirotique, univers des quatre éléments, ces entités, antinomiques au gré des philosophes néo-aristotéliciens, doivent rester liées dans l'âme du kabbaliste qui n'y voit qu'un passage, qu'une transition d'un niveau à l'autre. Cette conception s'inspire largement du néoplatonisme en vogue au XIIIe siècle mais cherche à en accentuer l'aspect ésotérique. Du tréfonds de son occultation la divinité cachée ou Deus absconditus, En-sof pour les kabbalistes, permet l'émergence ou l'expansion d'entités divines appelées sefirot; ce frémissement se perçoit lors du passage de hokhma (sagesse) à bina (discernement). C'est là le point initial de la création ou de l'émanation. C'est à partir de là que s'opère le passage de l'Un au multiple, même si le degré d'unité de cette sefira -qui fait, rappelons le, encore partie des trois sefirot incognoscibles- demeure très élevé. Cette sortie de soi, cette manifestation du divin sert de préalable à la création proprement dite. Comme dans le  Fons vitae de Salomon Gabirol, quoique dans un autre esprit, les différents niveaux ontologiques se superposent les uns aux autres comme les lamelles de l'oignon. Le monde d'en-bas est à l'image de celui d'en-haut.
    Le Zohar ne semble pas développer une théorie systématique de la création: les folios censés commenter la création de l'univers (I, 15a- 59) renferment aussi deux passages provenant d'autres strates de ce corpus: des Tikkunim (22a-29a) et des Héchalot (38a-45b).
    Les morceaux ainsi obtenus sont les suivants:  fol. 15a-22a dont les thèmes principaux sont: l'émanation des sefirot et la structure du monde divin, les mondes des anges, les puissances de la merkaba et enfin les hiérarchies des forces démoniaques.
    Le Zohar n'hésite pas à recourir à des explications purement mythiques, par exemple, la naissance de Lilith à partir de la première cosse (I, 19b).
    Le premier jour de la création est, comme on l'a vu, le règne du bien et de la grâce tandis que le second marque le commencement de la dualité:

    Cette séparation intervint le troisième jour de la création qui marque l'harmonie retrouvée sous le signe de tif'érét.

    Un ancien midrash attribué à rabbi Eliézer (Pirqé de-rabbi Eliézer) évoque la puissance créatrice et la vertu séminale du Nom divin en disant naïvement qu'avant toute chose il n'existait que Dieu et son Nom. Cette formulation n'a pas manqué d'accomplir son effet sur des cerveaux hautement spéculatifs qui y virent l'une des origines possibles de l'univers. L'un des tout premiers textes du Zohar (I, 29a) sur la question résume ainsi le processus émanatiste:         

    révélation et création. Le Zohar (II, 234a) relève ailleurs que de la première lettre bét (de bé-réshit) au bét de bohu il y a quarante-deux lettres qui, placées aux quatre extrémités de la création, permettent à celle-ci de survivre et de persister dans l'être.  

    Le Zohar (I, 2b) parle de deux mille ans au cours desquels Dieu considéra les lettres avant de les admettre devant lui et décider laquelle servirait à la création. En effet, le premier verset de la Genèse commence ainsi: Béréshit Bara Elohim Et… (Au commencement Dieu créa…) On trouve deux fois la lettre bét et deux fois la lettres alef.         

    C'est sur la lettre bét que Dieu jette son dévolu car elle figure à l'initiale de béracha, la bénédiction. C'est par cette lettre que les créatures bénissent leur Créateur. Quant à la lettre aleph, c'est sa modestie qui lui valut d'être à la tête de l'alphabet et c'est aussi ce qui explique qu'elle figure dès le premier verset de la Genèse, immédiatement après le bét             

    Le Zohar hadash (Béréshit 17b) tente de cerner le sens des verbes hébraïques qui connotent l'idée de création biblique.  Il s'agit de savoir si le monde a été créé à partir du néant ou si Dieu a eu recours à une matière préexistante.  Rabbi

    A supposer que le monde inférieur a bien été créé à partir du néant -un néant qui requiert cependant une plus ample détermination- que dire du monde supérieur dont la nature est radicalement différente?

    dans certains cas il s'agit de création ex nihilo et dans d'autres de formation ou de passage de la puissance à l'acte. La même distinction se retrouve dans ce même contexte tiré du Midrash ha-né'élam (13d). Genèse 1; 24 spécifie: que la terre fasse sortir des animaux vivants selon leur espèce… Le texte biblique ne dit pas: que la terre crée… Pour être certain d'avoir été bien compris rabbi Juda n'hésite pas à établir un parallélisme entre la terre d'une part et la femme enceinte d'autre part. Dieu, dit-il, a  créé son monde à l'image de la femme qui s'apprête à donner la vie: sa progéniture est enfouie en elle-même (d'où l'expression: selon son espèce)…

    cet élément unificateur, ce principe architectonique de l'univers n'est autre que la Tora, symbolisée au plan sefirotique par tif'érét. Il faut donc, conclut l'auteur, que les fils d'Israël étudient la Tora sur laquelle l'univers dans son ensemble repose. Si Israël soutient la Tora celle-ci soutiendra Israël et le monde lui-même ne vacillera jamais sur ses fondements.

    En vérité, celui-ci repose sur la pierre primordiale, éven shetiya, que Dieu a placé à la base même de l'univers. Cette

    Cette célèbre ouvreture mérite d'être traduite ici:

    “Au commencement. Lorsque la volonté du roi commença d'œuvrer elle grava des signes dans l'aura céleste. Une obscure flamme (butsina de-qardenuta) jaillit (alors) dans le domaine le plus intime du tréfonds d'En-sof, à l'instar d'une brume qui se constitue dans l'informe, engagée dans l'anneau, ni blanche, ni noire, ni rouge ni verte et absolument incolore. Lorsque cette flamme prit une certaine extension elle produisit des couleurs flamboyantes. Du plus intime de la flamme jaillit une étincelle qui donna naissance à des couleurs se propageant vers le bas, cachée dans les occultations les plus intimes d'En-sof.  Cette étincelle transperça et ne transperça pourtant pas l'éther environnant et demeura parfaitement incognoscible jusqu'à ce qu'un point primordial occulte apparût sous la poussée d'une telle percée. On ne peut rien connaître au-delà de ce point qui s'appelle, pour cette même raison,  réshit, commencement, le premier terme de la création.”

    . Cette entité spirituelle est préfigurée par la proposition ET qui connote le cas de l'accusatif. Or ET est formée de la première lettre ALEPH et de la dernière TAW de l'alphabet hébraïque. On peut donc dire, au gré du Zohar, que l'ensemble des lettres dont il était question précédemment sont effectivement présentes dans le tout premier verset de la Genèse!

    … L'auteur entreprend d'expliciter le verset de la Genèse mot à mot: Au commencement  connote l'idée de mystère originel; créa  renvoie à ce mystère scellé de l'identité de celui qui créa et à partir duquel tout procéda. Elohim  est justement le mystère dont tout procède. Le ciel   nous rappelle qu'il est interdit de dissocier le masculin du féminin qui ne font qu'un en principe. La preuve en est que lorsque le Créateur s'empara des lettres de l'alphabet, celles-ci formèrent une union de la première et de la dernière, donnant ainsi [aleph et taw] ET , la  proposition qui introduit en hébreu le cas de l'accusatif.  Dans le présent contexte du récit de la création cette conjonction représente avant tout la quintessence des lettres. Mais l'auteur ne résiste pas à la tentation de réintroduire ici aussi le nom divin. Il se réfère alors, grâce à une simple association d'idées, à un verset de Néhémie (9; 6) qui commence par ATTAH et qu'il décompose ainsi: ET plus Hé. “Tu (ATTAH) dispenses la vie à tout… Par conséquent la conjonction suivante Wé-ET qui précède ha-aréts (et la terre)  se rapporte elle aussi à un nom divin. Et nous savons, précise l'auteur, que chaque fois que l'Ecriture dit “et Dieu” cela inclut Dieu lui-même et son tribunal. Enfin, le terme de ce premier verset la terre   signifie le nom divin Elohim.
     Le nom divin est à nouveau au centre des spéculations de l'auteur lorsqu'il décompose le terme beréshit en deux, bara shit: il créa six! Ce sont les six dimensions de l'espace qui dérivent du point primordial

    Liant intimement mystique du langage et mystique des Noms divins l'auteur énonce l'une des vérités au centre même de ses exégèses: la structure du langage humain dont dépend l'intelligibilité de l'univers git au fondement même de l'Ecriture dont la texture est un Nom divin infini…

    Moïse, pouvons-nous lire, avait compris ce qui se passait lorsqu'il porta sur la création du monde un regard scrutateur et intelligent. Il savait qu'après le bien du premier jour et le mal du second interviendrait, le troisième jour, une sorte de languette compensatrice de la balance qui rétablirait l'équilibre: à savoir que la gauche regagnerait sa place originelle, qu'elle consentirait à se résorber dans la droite et que l'enfer,

    Qu'il y ait des luminaires au firmament des cieux…  Le texte relève que le terme luminaires au pluriel est écrit selon le mode défectif et qu'il pourrait tout aussi bien se lire non plus mé'orot (luminaires) mais mé'érot, malheurs et calamités.  Pourquoi des calamités? Parce qu'en ce même jour, nous dit le Zohar, l'infanticide (i.e. Lilit) fut créée. Cette transition permet à l'auteur de se livrer à un développement au caractère mythique prononcé. Dès sa naissance, Lilit s'agitait dans tous les sens. Elle s'ingénia à rechercher la compagnie des chérubins dont la ressemblance avec les enfants l'attirait. Mais Dieu prit ombrage d'un tel rapprochement et l'écarta aussitôt.  Mais lorsque Lilit eut le loisir de contempler la divine beauté d'Eve elle ne put résister à sa tentation première et voulut se rapprocher des “petits visages”. Les anges gardiens lui interdirent l'accès des chérubins et Dieu lui-même décida de la plonger au fond des abîmes d'où elle fut tirée après le péché d'Adam et Eve. Depuis ce temps là Lilit a un certain pouvoir sur les petits enfants dont les parents commettent des manquements. Sans cesse à l'affût, Lilit ne perd pas de vue les chérubins et chaque fois qu'elle peut déjouer la vigilance de l

    Telles sont les spéculations qui constituent la trame des premières pages du Zohar. Le thème de l'origine de l'univers s'y trouve inextricablement mêlé à tant d'autres considérations. A aucun moment, les mystiques ne sont tombés dans les pièges de la spéculation rationnelle propre à Maïmonide ou à ses successeurs averroïstes qui s'évertuèrent à concilier les enseignements (revus par Averroès) d'Aristote et leurs propres impératifs religieux. Les thèses créationniste et émanatiste s'entre-croisent allègrement ou prennent alternativement le relais, l'une de l'autre sans qu'il soit toujours possible de trancher nettement entre elles. Les problèmes de cohérence, posés par la structure du récit biblique de la création, ne sont même pas effleurés. Mais cette ignorance des questions intrinsèquement philosophiques découle d'une volonté délibérée. Le Zohar préfère se griser non pas de problèmes de la physique aristotélicienne mais des mystères qui entourent l'émergence de notre univers. C'est le mystère des origines qui retient son attention et déclenche sa verve mystique.  C'est dans cet esprit qu'il remodèle les sources juives anciennes en les rehaussant d'une forte saveur mystique. Ayant opté pour un univers dualiste dont l'orientation n'en demeure pas moins fondamentalement théiste  -et ceci n'est pas l'un des moindres paradoxes du livre-   les différents auteurs qui s'expriment dans ce vaste corpus nous présentent un monde tiraillé, dès le début, entre le mal et la bien, l'impureté et la pureté, les êtres vertueux et les puissances démoniaques. Cette tension polaire, séquelle d'une ancienne pensée mythique revenue au premier plan, est parvenue à s'enraciner dans le Zohar sans en menacer la théologie. Le message de la Genèse était pourtant clair: ce sont l'être, la création et la lumière qui constituent le bien, ce qui doit véritablement exister et non point l'inverse. Et pourtant, le mal en lequel les philosophes contemporains ne voulaient voir que l'absence du bien, est omniprésent et détermine parfois le cours des événements. Dieu lui-même doit parfois composer avec les forces maléfiques qui représentent de véritables hiérarchies démoniaques dotées d'une pleine souveraineté.
    Au sein de l'univers comme dans le monde sefirotique les forces du bien et les forces du mal se font face. Dans le Zohar le mal jouit d'une existence substantielle que Maïmonide lui déniait en bon disciple d'Aristote. L'impression prévaut que le mal s'est “autonomisé” et qu'il n'est plus, comme dans la tradition juive classique, “instrumentalisé” , mis au service d'une volonté divine ayant opté pour le bien. On parle littéralement de sitra ahara, de ”l'autre côté”, comme s'il s'agissait d'un domaine soustrait à toute influence divine. Pour bien montrer la spécificité de ces puissances menaçantes, défiant le dessein divin, le Zohar nomme cet autre côté les “dieux étrangers” contre lesquels la Tora ne cesse de nous mettre en garde. Comment expliquer cette extrapolation? Probablement par une obsession du problème posé par l'existence du mal. N'oublions pas que Moïse de Léon avait, dans son jeune âge, commandé un exemplaire du Guide des égarés aux fins d'études et qu'il s'en était détourné en raison de son raisonnement froid et rigoureux, ne laissant aucune place à l'imagination créatrice ni à la pensée mythique.  Pour le grand maître rationaliste du Moyen Age, le mal est inséparable de la matière dont l'homme lui-même est un composé. Tous les maux de ce monde, toutes les maladies affectant l'homme, y compris son caractère mortel, s'expliquent par la matière

    Certains passages zohariques  (e.g. I; 20b) poussent le dualisme jusqu'à prétendre, qu'à l'exception du chabbat et de la terre d'Israël, tous les autres jours de la semaine et tout l'univers sont soumis à l'autorité de l'autre côté.  Pour connoter l'idée d'absence de Dieu dans l'Histoire et de sa non-présence au monde le Zohar affirme que “la porte de la Shekhina est close” les jours de semaine… ce qui revient à dire que la providence divine est défaillante ces jours-là et que l'univers et ses habitants sont livrés aux forces de l'autre côté. C'est pour cette raison, poursuit l'auteur, que les hommes vertueux souffrent tant ici-bas alors que les impies, soutenus par la richesse mal acquise.

        III. La kabbale lourianique : la théorie du tsimtsum. 

    (voir notre Philosophie juive, Armand Colin, 2004, s.v. Louria)




    Bibliographie:
    Gershom Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, 1988; Idem, Le nom et les symboles de Dieu dans la mystique juive, Paris, 1989; Idem, Les origines de la kabbale, Paris, 1966; Idem, Zur Kabbala und ihrer Symbolik, Zurich, 1960; Idem, La kabbale: les thèmes fondamentaux, Paris, 199O. Ludwig Blau, Das altjüdische Zauberwesen, Strasbourg, 1898. Franz Dormseiff, Das Alphabet in Mystik und Magie, 1925. Joseph Gikatilla, Sha'aré ora, Offenbach, 1715. Adolphe Jellinek, Philosophie und Kabbala, Vienne, 1854; Idem, Auswahl kabbalistischer Mystik, Vienne, 1853.  Hayoun,  Maurice-Ruben. Le Zohar. Aux origines de la mystique juive , Paris, Pocket-Agora, 2005.


                            



     

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  • Mystique et création de l'univers: le secret de l'œuvre du commencement dans la kabbale

     

     

            Ce soir, à Paris, à partir du 20h 30, se teindra la conférence sur ce thème en la salle des mariages, à la Mairie du XVI (71 avenue Henri Martin). Le texte sera en ligne dans quelques heures.
     

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  • Le prix du monothéisme selon Jan ASSMANN

     

     

       Jan, ASSMANN, Le prix du monothéisme. Traduit de l’allemand par Laure Bernardi. Paris, Aubier, 2007

        Ce livre doit sa naissance à des causes indirectes, si l’on peut dire, puisque son auteur reconnaît avoir ressenti la nécessité de l’écrire, en réponse aux critiques virulentes suscitées par la publication de son précédent ouvrage, Moïse l’Egyptien. A sa lecture attentive on ne voit rien qui justifie cet excès d’honneur ni ce surcroît d’indignité… Assmann qui fut longuement notre collègue à l’Université de Heidelberg où il est considéré comme un brillant sujet est en fait un éminent spécialiste de l’Egypte ancienne qui s’est imprudemment aventuré (en tout cas sans viatique suffisant) dans le domaine des études bibliques et des religions comparées, sans omettre la science du judaïsme. Certes, son statut d’égyptologue reconnu le préparait quelque peu à aborder certains aspects des théologies bibliques, des strates littéraires différentes du corpus biblique et de ce qu’il faut bien nommer la révolution monothéiste (une problématique qui transparaît dès le titre)… Le problème, c’est qu’il s’est engagé trop loin sans bagages suffisants, car, dès les premières pages, on sent que les quelques connaissances acquises  en matière de critique vétéro-testamentaire sont encore toutes fraîches : il ne suffit  pas de feuilleter à la hâte quelques passages du maître ouvrage de G. von Rad sur la Théologie de l’Ancien Testament pour discuter de plain pied, d’égal à égal, des questions qui défient les chercheurs depuis Richard Simon et Benedict Spinoza.
    En revanche, ce livre est extrêmement stimulant puisqu’il jette un regard neuf sur un domaine si peu familier à l’égyptologue, même s’il est fondé à dire que les enfants d’Israël ont, dans leur imaginaire mythique, emporté avec eux une image délavée d’une Egypte de leurs rêves : ce passé biblique du peuple d’Israël, inventé presque de toutes pièces, n’est corroboré par aucune autre source externe: qui a inventé cette tradition esclavagiste de l’Egypte ancienne ? En revanche, que des notions religieuses, voire même théologiques aient été empruntées par les rédacteurs de la Bible hébraïque au limon spirituel de cette super puissance de l’époque pré-historique, c’est incontestable.
    Assmann commence donc son sympathique petit ouvrage en se justifiant : en parlant de religion primaire (paganisme, cultes claniques etc…) qu’il oppose aux religions secondaires, c’est-à-dire élaborées et édifiées en réaction à, ou sur les ruines des précédentes, il n’entendait pas porter atteinte au statut du monothéisme ni en faire le véhicule par excellence de l’intolérance et de la violence. Cette distinction opérée entre religions primaires et religions secondaires est le résultat selon Assmann de la «distinction mosaïque». C’est Moïse qui, se réclamant de la Révélation, facteur surnaturel déterminant, impose le tournant, moment décisif dans la vie de l’humanité croyante et pensante. Ce moment là est appelé par Karl Jaspers (et par d’autres) Achsenzeit, temps axial où les mœurs humaines se mettent à changer dans un certain sens, comme si elles avaient atteint un seuil de maturité. Les historiens relèvent que cette révolution (et le monothéisme en fut une) s’est produite dans maintes civilisations, à peu près à la même époque, tant en Babylonie, en Judée, en Chine, en Grèce, en Inde, aux alentours des VI-Ve siècles avant l’ère chrétienne.
    Assmann note (p 23) : la nouvelle conception du savoir introduite par les Grecs est tout aussi révolutionnaire que la nouvelle conception de la religion introduite par les juifs et associée au nom de Moîse. Comme on lui avait reproché d’avoir taxé le monothéisme de «contre-religion», l’auteur précise sa pensée et dresse une comparaison avec le contre- savoir qui s’oppose à la magie et au faux savoir… Redonnons lui la parole (p 24) : notre conception de la religion recouvre de façon incroyablement peu critique ces deux acceptions, les religions monothéistes et les religions prémonothéistes. Pourtant, les juifs ont révolutionné le monde de façon au moins aussi déterminante que les Grecs en introduisant la distinction mosaïque ; et ils ont instauré une religion qui se démarque de toutes les religions traditionnelles tout aussi nettement que la société grecque se démarque de toutes les sciences traditionnelles. Et pour ne laisser subsister aucun doute, l’auteur ajoute à la page suivante que tant le monothéisme que la pensée scientifique constituent des avancées civilisationnelles majeures… (p 25). Et pourtant, un peu plus, Assmann retombe dans les mêmes errements en écrivant que le judaïsme est la religion de l’auto-exclusion, ce qui est une curieuse manière de présenter l’élection d’Israël.
    En revanche, l’auteur est bien mieux inspiré lorsqu’il expose l’inconvertibilité (la traductrice a parlé de traductibilité) des divinités païennes en divinité hébraïque. Il est incontestablement vrai que le Dieu Tétragramme ne sera jamais traduit par Zeus ni par Jupiter. Et ceci explique en partie l’incommunicabilité des Hébreux et des juifs avec l’environnement païen. Il est vrai que la revendication d’un Dieu unique et l’action de s’en prévaloir rendaient un tel dialogue impossible.
    On sent l’auteur plus à l’aise dans ses développements sur Akhenaton et Moïse,  ce qui rend plus frappantes les similitudes entre les gestes religieux respectifs des deux chefs religieux. Tout aussi bienvenue est l’opposition entre un monothéisme révolutionnaire et exclusif, tel celui de Moïse, et l’autre, celui du pharaon du XVe siècle avant JC, plus évolutif et inclusif, c’est-à-dire ne rejetant pas les autres divinités existantes mais les subordonnant à un principe supérieur.  Enfin, alors que Moïse se réclame d’une Révélation, donc d’une intervention sortant du cadre naturel de l’entendement, Akhenaton professe lui, un «monothéisme basé sur la connaissance», résultat d’une série de déductions logiques : le soleil donne la chaleur et fixe les heures et les jours, il éclaire et sépare le jour de la nuit etc… Peut-on se passer de lui ?
    Mais cette Egypte que la Bible hébraïque  a mis en marge de notre pensée et de notre action, que l’on a identifiée à la quintessence de l’impureté et de l’incroyance (monothéiste, s’entend), n’a jamais entièrement disparu de notre imaginaire. Elle demeure présente dans notre subconscient religieux puisque même la Bible continue de recommander de ne jamais retomber dans le polythéisme égyptien ; lors de l’intronisation du monarque, celui-ci doit s’engager solennellement à ne jamais «reconduire le peuple en Egypte». Il s’agit visiblement d’une Egypte imaginaire, incarnation de ce passé sombre (parce que polythéiste) de l’humanité. Et de cela, la fameuse distinction mosaïque (entendez entre la vraie et la fausse religion) est responsable. L’auteur note avec justesse ( p 70) : Nous autres occidentaux serions incapables de vivre dans un  espace et un univers spirituel qui ne soient pas clivés par la distinction mosaïque.  Le même ajoute à la page suivante que cette scission, ce clivage nous interdit d’être parfaitement chez nous dans le monde, étant entendu que l’autre monde, le monde invisible, le Dieu invisible, nous l’interdisent.
    Un autre élément a joué un rôle majeur dans le rejet de l’Egypte et de ce qu’elle représentait dans notre imaginaire judéo-chrétien, c’est le rôle de l’Etat et de sa divinisation sur terre. Il y a dans la Bible hébraïque un certain anti-étatisme : alors qu’en Egypte, le roi était l’image de Dieu, le symbole de la présence divine sur terre et conférait à son titulaire un statut quasi divin, la Bible nous enseigne que nous devons tout attendre de Dieu et non point de son vicaire sur terre.  C’est probablement au nom  de cette omnipotence étatique, réelle ou supposée,  que l’Egypte fut conçue comme une entité esclavagiste, qui asservit un peuple lequel ne voulait reconnaître qu’une domination, celle de Dieu, qui, plus tard le sauvera de la maison de servitude, même si nous avons que toute idée de servitude était étrangère à la mentalité de l’Egypte ancienne. Et la, l’égyptologue Assmann nous livre de passionnants développements sur la notion de morale et d’éthique du point de vue des sources égyptiennes.
    Il est fondé à souligner que le monothéisme n’avait pas le monopole de la morale qui lui pré-existait, et depuis fort longtemps. L’Egypte ancienne, et avant elle le code Hammourabi, donnaient des leçons de justice et d’équité. La seule différence, mais elle est de taille, c’est que la loi de Dieu libère l’homme de la tyrannie des autres hommes et de la nature, alors que dans l’Egypte ancienne, c’est l’Etat qui assume cette fonction. Enfin, le Décalogue apporte cependant une nouveauté de taille : Dieu est garant de la pérennité de la morale, ce n’est pas un monarque qui, comme Akhenaton, impose sa loi pendant treize ans et ensuite disparaît ; sa législation reste, rien ne peut la transformer, même si les hommes lui sont hostiles, elle renferme en elle sa propre justification. Au fond la maat égyptienne correspond très bien au mishpat hébraïque. Il ne faut donc pas croire qu’équité et monothéisme forment un dogme indissociable : une justice peut prévaloir même dans un milieu social qui connaît pas encore le Dieu unique. En une phrase, le monothéisme éthique ne s’impose pas en tout lieu …, une certaine éthique peut exister sans monothéisme.
    Mais Assmann n’a que partiellement raison en écrivant que le monothéisme a théologisé la justice . En reliant cette dernière à Dieu lui-même, on a voulu en faire un principe inconditionnel, absolu.
    Le chapitre III du livre en est la pièce maîtresse car l’auteur y traite de l’opposition entre l’historiographie biblique, notamment la présentation de l’Exode, et une autre relation des faits qui nous parlent de lépreux, exilés dans une partie du territoire égyptien qu’ils quittèrent pour semer la mort et la destruction partout ailleurs ; ayant eu à leur tête un meneur dont le nom a des consonnances semblables à celles de Moshé (Moïse) ils se font les ennemis de toute religion et détruisent tout ce qui ressemble de près ou de loin au culte égyptien des bêtes sacrées…   Cette croisade destructrice, jointe à l’éradication impitoyable du culte imagé aurait laissé, selon Assmann, un souvenir traumatique dans la mémoire égyptienne : ces Hébreux que la Bible nous présente comme la graine du peuple élu, quittant la maison de serviture grâce à une intervention divine miraculeuse, n’auraient été, selon l’autre version des faits (dont Schopenhauer se fera, en plein XIXe siècle, le méchant propagateur) qu’une bande  de lépreux, entrés en révolte sous la conduite d’Osarseph ; mais Manéthon qui nous relate cette version des faits ne parle pas d’Akhenaton, fils d’Aménophis III, responsable de tous ces désordres, car son nom avait été martelé… La lèpre, voilà une maladie presque spirituelle qui occupe une place centrale dans le Pentateuque et qui est devenue imperceptiblement le symbole de l’impureté égyptienne dans la Bible hébraïque… Assmann n’a pas tort d’écrire (p 109) : le récit biblique de l’Exode constituerait lui-même une contre-histoire, élaborée en réaction à la légende égyptienne dans laquelle s’était produite la confusion entre les Hyksos et Amarna.
    La section intitulée iconoclasme  et iconolâtrie est remarquable : l’iconoclasme, dit l’auteur, est un théoclasme : en même temps que les images, ce sont les dieux que l’on vénère à travers eux, qui doivent être détruits… Mais l’aperçu sur Maïmonide et sur sa tentative de motivation socio-historique des préceptes bibliques (référence aux Sabiens et à l’ouvrage d’ibn Wahshiyya, L’agriculture nabatéenne, Xe siècle) pèche lui aussi par son aspect trop superficiel : Assmann fait bien de s’intéresser à autre chose qu’à l’égyptologie mais chaque fois qu’il quitte son domaine propre, il nous laisse sur notre faim … Et c’est bien dommage car sa pensée, mieux menée, plus en profondeur et systématiquement conduite,  serait très enrichissante.
    Dans le chapitre suivant, consacré spécifiquement à la lecture freudienne de Moïse et du livre de l’Exode, Assmann reconnaît honnêtement s’être trompé dans son précédent ouvrage, Moïse l’Egyptien.  Ses analyses n’en demeurent pas moins fines, notamment lorsqu’il écrit,  que l’histoire de la mémoire ne demande pas comment les choses se sont passées réellement, mais comment et pourquoi on s’en est souvenu… Mais l’expression histoire de la mémoire est curieuse, habituellement on oppose l’histoire à la mémoire ; les textes révélés ou prétendus tels font mémoire de tel ou tel événement qu’ils jugent fondateurs pour  leur constitution nationale.
    Pour conclure ce compte-rendu, déjà long, reconnaissons à l’auteur une grande stimulation de la pensée, quelques confusions inconscientes mais guère malicieuses (parler des juifs dans la Bible alors qu’il s’agit des Hébreux…), et se livrer parfois à des développemênts un peu contournés qui prêtent le flanc à la critique.  Pour le dire dans la langue de Goethe, ein gutes Buch, das uns über Vieles belehrt und das Denken recht anregt…

                        Maurice-Ruben HAYOUN
                         Professeur à l’Université de Genève