Il est grand temps… (Ps. 119 ; 126)
Considérations sur l’éducation juive d’aujourd’hui (1917)
(Lettre ouverte à Hermann Cohen)[1]
Par Franz ROSENZWEIG
Si je vous présente aujourd’hui par écrit ces pensées et ces considérations, c’est parce que je ne suis pas certain de pouvoir vous les exposer oralement dans un avenir proche[2]. Et je ne pouvais plus les conserver par devers moi car la vie est brève et chaque instant précieux. Je les remets donc entre vos mains, vous qu’une écrasante majorité des juifs d’Allemagne qui voit l’avenir de son judaïsme dans le cadre de la communauté nationale allemande, honore toujours comme son guide spirituel. Car que cette conception soit ou non justifiée, elle n’en demeure pas moins la seule hypothèse valable pour prendre connaissance des exigences de l’heure. Et c’est seulement dans le cadre des circonstances actuelles, que les idées clairement exposées ici pourront ou devront recevoir une traduction politique[3].
Dans l’état actuel de l’Allemagne, l’éducation juive dans ce pays se limite, à ce jour, au cours d’instruction religieuse. En raison de l’urbanisation et de la stratification considérable de la majeure partie de la population juive, ce cours se résume, à son tour, principalement au problème suivant : l’enseignement de la religion juive au lycée, au lycée technique et au lycée professionnel[4]. Mais dans les plupart des milieux, et notamment les plus influents, les choses ont pris une tournure telle que ces deux programmes de «cours de religion» qui ne sont suivis que durant peu d’années, constituent, avec quelques sermons prononcés à la synagogue lors des grandes fêtes religieuses, l’unique source de «savoir juif», glané par les élèves-juristes, et par ceux qui se destinent aux professions de santé et du commerce[5]. La nécessité d’y remédier est connue depuis longtemps et l’on s’y emploie sérieusement depuis quelque temps sans, toutefois, avoir pleinement pris conscience de la spécificité de ce problème, et par voie de conséquence, avec peu de clairvoyance et d’efficacité.
Les résolutions adoptées lors du congrès rabbinique[6] de l’été 1916 à ce sujet éveillent l’impression, consciente ou inconsciente, sans même parler des carences d’une organisation extérieure, que l’on fait face à une difficulté majeure, propre au cours de religion chrétienne, à savoir : comment développer la sensibilité religieuse avec des moyens pédagogiques susceptibles d’agir sur l’entendement ? En vérité, la question de l’enseignement religieux du judaïsme se pose de façon totalement différente. L’enjeu, ici, n’est pas la création d’un domaine où seraient circonscrites les questions mondaines et auquel les autres matières enseignées pourraient introduire l’élève ; ici, l’objectif est de placer l’élève dans une «sphère spécifiquement juive», nettement distincte d’un autre environnement culturel. Pour la population juive d’Allemagne dont il est question ici et qui a, depuis ces trois dernières générations, perdu le sens de ce qu’est un foyer juif, cette sphère n’est disponible que dans le cadre synagogal. Par conséquent, la tâche qui incombe à l’enseignement de la religion juive ne peut être que celle-ci : recréer entre les prières synagogales et l’individu un contact qui n’est plus automatique puisqu’il n’est plus fourni par son foyer de naissance.[7]
A l’aune de ce noble concept qu’est l’instruction religieuse, un tel objectif apparaît à la fois petit et limité. Mais celui qui connaît le rôle de filtre et de réceptacle joué par notre liturgie[8] synagogale, et combien tout ceci, d’un point de vue juif, s’est révélé profitable et bénéfique dans notre histoire intellectuelle vieille de trois millénaires, comprendra que tout ce que nous souhaitons se trouve résumé dans ce petit espace. Admettons, pour en rester à des comparaisons littéraires, que le corpus biblique antique constitue la source et le fondement de tout judaïsme vivant, admettons que les textes talmudico-rabbiniques en soient l’encyclopédie d’une époque ultérieure et que sa période philosophique en représente l’idéalisation la plus raffinée, eh bien la quintessence et le compendium, le manuel et le mémorial de tout ce judaïsme historique n’en restent pas moins le siddour (rituel de prières quotidiennes) et les mahzorim (les rituels des jours de fêtes).[9] Celui pour lequel ces deux volumes ne sont pas un livre scellé, celui-là a fait plus que saisir «l’essence du judaïsme», il en a pris possession, un peu comme on incorpore de la vie à son être le plus profond, oui, cet homme là possède un «univers juif».