Les origines religieuses ou les sources bibliques de la mixité sociale
La Bible est le livre le plus réédité de l’humanité. Pas forcément le plus lu, ni le mieux compris. Pourtant la plupart de ses recommandations ont été traduites dans nos sociétés et dans nos législations, notamment sociales.
Un conservateur allemand, partisan d’une révolution conservatrice, autrement dit, Carl Schmitt avait au début du XXe siècle prononcé quatre conférences qu’il réunit dans un ouvrage intitulé Politische Theologie (Théologie politique). Il y expliquait que la plupart des idéaux civils et politiques étaient de provenance religieuse ou théologique et avaient été laïcisés sous forme de législations sociales. En somme, Carl Schmitt fut l’un des premiers à admettre la genèse religieuse du politique. Il a certes commis des erreurs, notamment en se rapprochant des nazis, ce qui lui valut l’interdiction d’enseigner après la guerre (Lehrverbot).
Prenons quelques exemples, notamment en ce qui concerne la mixité sociale. C’est une loi, éminemment éthique, qui fait obligation d’admettre chez soi ou dans son voisinage immédiat des ilots peuplés de gens qui ne sont pas nécessairement du même niveau social. Même si certaines municipalités renâclent à s’y soumettre, la loi parvient à fissurer ce monolithisme granitique social qui conduirait à une sclérose où les mêmes se transmettraient les mêmes postes de génération en génération.
On serait étonné de découvrir que dans des traditions exégétiques fort anciennes (Ve-VIe siècles) il est reproche au patriarche Abraham de ne pas avoir invité un contingent de pauvres lorsqu’il fêta le sevrage de son fils Isaac. N’est ce pas là une magnifique illustration de cette mixité sociale où les riches ne restent plus exclusivement entre eux et où les pauvres ne sont plus confinés dans leur misère ?
Cet équilibre social est maintes fois défendu dans la littérature prophétique : les vieux prophètes hébraïques comme Amos, Isaïe et Jérémie mettent en garde contre la spéculation immobilière, en milieu urbain comme en milieu rural, dénoncent ceux qui accumulent les champs et les domaines, privant leurs frères de tout moyen de subsistance.
Jacob Kaplan, ancien doyen d’âge de l’Institut, avait jadis prononcé une conférence devant l’Académie des Sciences Morales et Politiques, au cours de laquelle il montrait l’origine biblique des grandes lois sociales contre l’esclavage, pour le respect de la dignité humaine et la solidarité entre les différences couches sociales. Il faut, écrivait l’ancien grand rabbin de France, que les hommes puissent vivre ensemble de la façon la plus harmonieuse possible. Il paraphrasait ainsi le verset biblique des Nombres : pour que ton frère puisse vivre avec toi (wa-hay ahikha immakh)
Même si un débiteur se révèle durablement insolvable, il ne saurait être condamné à tout perdre. Il peut louer sa force de travail pour rembourser ses dettes mais jamais plus de sept ans. Et au terme de son engagement, il ne doit pas partir les mains vides, il faudra lui remettre un petit pécule lui permettant d’affronter sa nouvelle situation dans de bonnes conditions. Et même durant ses années de travail, on lui épargnera un dur labeur car il demeure un être humain à part entière. Sa dignité d’homme libre doit être respectée et préservée.
Notre culture française nous a fait oublier une telle genèse religieuse du politique, ce qui n’est pas le cas de nos voisins allemands qui adorent deux Bibles : celle de Luther bien évidemment et le Wilhelm Meister de Goethe, grand roman de formation (Bildungsroman). Outre-Rhin, la Bible fait partie d’une authentique culture et l’enseignement de la religion est considéré comme une authentique matière académique.
Comme les Arabes, les Allemands ont du mal à trouver un terme qui corresponde en tout point à notre concept de laïcité. Comme les Arabes , ils opposent l’en-deçà à l’au delà, les choses mondaines aux choses divines. En fait, la ligne de partage est une fois de plus la Bible, le comportement face à l’héritage religieux. On se souvient de l’opposition française à évoquer l’héritage spirituel de l’Europe, das geistig-religiöse Erbe.
Les puissantes mutations sociologiques qui traversent nos sociétés vont nous contraindre à réviser nos attitudes et nos modes de pensée. On peut lire la Bible comme un monument littéraire et pas nécessairement comme un texte exclusivement religieux.