Jacques-Pierre GOUGEON/ France Allemagne : une union menacée ?*
Voici un livre qui arrive, pour ainsi dire, à point nommé : d’abord pour son auteur, devenu entre temps, le conseiller spécial du Premier Ministre français Jean-Marc Ayrault, et pour le sujet lui-même qui continuer de jouir d’une actualité brûlante. Le lien franco-allemand, ce couple, ce moteur qui sert de locomotive à l’Europe, est-il menacé ? C’est le sous titre de cet ouvrage très stimulant ,qui fourmille d’aperçus judicieux et témoigne d’un une minutieuse connaissance du sujet par l’auteur.
Quiconque se plonge dans la lecture de ce livre, rédigé dans un style élégant et sobre, a l’impression de lire l’étude d’un contraste, tant l’auteur pose les vrais problèmes qui voilent un peu le beau ciel bleu franco-allemand. Pas de langue de bois, pas de clins d’œil, juste des faits, des comparaisons bienvenues, dépourvues de toute complaisance : on se félicite que le livre ait été écrit avant l’entrée en fonctions de son auteur…
Le premier chapitre est d’une lecture assez rude pour un Français, fût-il un germaniste aguerri et un germanophile avéré. Ce n’est pas le style qui est en cause, mais simplement l’image que se font de la politique française certains éditorialistes et publicistes allemands, une image qui pourrait choquer, tant les thèmes du déclin et du décrochage de la France sont omniprésents dans la presse d’outre-Rhin. JPG se demande donc, tout à fait légitimement, s’il faut opposer une France affaiblie à une Allemagne en pleine croissance, affichant une prospérité presque insolente. Je ne peux pas reprendre par le menu la démarche ni le raisonnement de l’auteur qui étaie parfaitement son propos. On chercherait vainement ailleurs un tel maillage, tant la liste des articles et livres cités est impressionnante.
Mais les prises de position ou les appréciations, plus ou moins subjectives de tel publiciste ou de tel autre peuvent se discuter, les faits historiques, la mémoire de ces deux peuples que sont la France et l’Allemagne ne manquent pas de réserver des surprises lorsqu’on se penche sur leurs visions du passé. Dans les toutes premières années de la République fédérale, on parlait beaucoup de Vergangenheitsüberwältigung (maîtrise du passé) : c’est l’objet du second chapitre de ce livre, probablement le plus riche et le plus abouti.
J’avoue avoir été assez abasourdi en lisant les faits mentionnés par JPG, notamment concernant la seconde guerre mondiale et ce qu’il faut bien nommer la guerre d’Algérie, et non plus, comme l’écrivait jadis si pudiquement l’Echo d’Oran, «les événements»… L’auteur pointe le caractère artificiel de cette mémoire artificielle, fabriquée par des hommes politiques et des historiens présentant une France entièrement acquise aux idéaux de la Résistance et ayant refusé, dans son écrasante majorité, de collaborer avec l’occupant nazi. Nous sommes des millions à croire que le fameux mur de l’Atlantique, censé empêcher toute tentative de débarquement, avait été érigé par les Allemands. Il n’en fut rien, il le fut, certes, sous leurs ordres mais par des milliers d’ouvriers et d’entreprises bien tricolores… On lit ici aussi que certains Français dont on taira charitablement le nom en raison de leur passage à l’éternité, avaient librement répondu aux demandes allemandes de main d’œuvre lesquelles n’avaient rien à voir avec le STO (service du travail obligatoire), au motif que l’offre était alléchante. On relève aussi que même en 1951 un important cardinal de notre pays faisait applaudir le nom du maréchal Philippe Pétain dont la tombe sera fleurie bien des années après… Que l’on me comprenne bien : il n’y a là aucun esprit vindicatif ( les Allemands disent : Rache bis ins Grab !) : loin de moi, pareille idée. Mais le réhabilitation, même biaisée, même indirecte de Vichy, est particulièrement malvenue. Pourtant, la démarche a été tentée…
Dieu sait que les défauts de Jacques Chirac sont plutôt nombreux, tant sur le plan personnel que sur le plan politique. Mais l’Histoire, la grande, celle qui marque, retiendra qu’il fut le premier à dénoncer comme il convenait, la rafle du Vel d’hiv : ce jour là, la France a commis l’irréparable… Il fallait oser, il l’a fait.
Un autre grand chapitre de l’histoire française récente, presque une autre plaie béante qui refuse de cicatriser, l’Algérie : La torture, pourtant dénoncée par des ministres de l’époque, reconnue par des généraux en charge du maintien de l’ordre, mais surtout l’abandon à leur très triste sort des harkis, massacrés, martyrisés, eux et leur familles par les nouveaux maîtres de l’Algérie qui s’étaient pourtant engagés par écrit à ne pas tenir compte de ce qui s’était produit avant la signature des accords d ‘Evian.
Toujours, ce passé qui ne passe pas (p 76), cette mémoire encombrante, partagée ou non, meurtrie, enfouie, édulcorée, partisane, mais jamais, ou pas encore, apaisée et assumée. Le général de Gaulle, qui ose, (alors qu’il avait personnellement connu la défaite, l’exil, l’ingratitude et l’abandon) distinguer entre les rapatriés (les Européens, les Pieds noirs, les Français d’Algérie) et les réfugiés que seraient, selon son raisonnement, les harkis dont la France ne serait pas la mère alors qu’ils sont morts pour elle…
Et JPG a raison de conclure son propos par une phrase plutôt tranchée (p 83) : on le voit, la France peine à regarder son passé récent avec lucidité…
Quid de notre voisine, l’Allemagne ? Les choses se présentent de façon radicalement différente, le pays ayant été divisé à la suite de la défait nazie et l’émergence de deux Etats allemand admis à l’ONU a fait le reste. Pendant quatre décennies, l’Allemagne en tant que telle n’existait pas et les conflits mémoriels étaient puissants, la RDA rejetant sur sa voisine la RFA l’héritage de la politique Bismarcko-hitlérienne et s’accordant à elle seule une noble et irréprochable tradition antifasciste. La réunification du pays a donc constitué un énorme défi à la fois pour les contemporains, obligés de revoir tous leurs raisonnements précédents, mais aussi pour ceux, nés après 1990, qui ne disposent que d’une connaissance livresque de l’histoire récente. On se souvient, dans un tout autre contexte, de la phrase un peu maladroite du père de l’unité allemande, Helmut Kohl parlant de la grâce d’une naissance tardive, le soustrayant à toute question embarrassante sur ce qu’il aurait pu faire du temps du régime national-socialiste.
L’historiographie est un art à la fois difficile et risqué, je pense à un ouvrage très fin et bien écrit de Stefan Heym sur le roi David, ce dernier ne servant que de prête-nom pour décrire une situation à laquelle l’écrivain était confronté dans son pays, la RDA. Voici le cadre fictif de cette affaire : Le roi Salomon sélectionne un comité de sages pour rédiger une chronique à la gloire de son père, le roi David. Mais le comité ne suit pas vraiment. Alors le roi Salomon réécrit le rapport du comité sur son père tel qu’il le souhaite, un peu comme le comité central du parti des paysans et des travailleurs imposait sa loi et sa vision des choses. De l’histoire nous passons à l’hagiographie et à la légende, un peu comme le firent les deux livres de Samuel en retraçant la saga du roi David.
L’histoire de nos deux pays présente des différences considérables, la France n’ayant pas subi ce que ses voisins d’outre-Rhin ont eu à subir en raison du régime hitlérien. La question de l’identité est très présente en Allemagne, elle l’est beaucoup moins de ce côté ci de la frontière., C’est un peu comme si les Allemands passaient une bonne partie de leur temps à s’interroger sur eux-mêmes…
Et je comprends mieux, dès lors, ces deux expressions assez récurrentes dans le grand hebdomadaire de Hambourg (Die Zeit) : meinungsbildend und identitätsstiftend… (formateur d’opinion et fondatrice d’identité)
Voici un livre qui fera date par la solidité de sa documentation et la finesse de ses analyses. Je ne ferai qu’un tout petit reproche (qui ne compte pas vraiment) de germaniste à germaniste : certaines phrases sont trop longues, un peu à la Thomas Mann… Mais cela n’enlève rien aux grandes qualités de cet ouvrage.
Maurice-Ruben HAYOUN
In Tribune de Genève du 20 juillet 2012
*Paris, Armand Colin.