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Vu de la place Victor-Hugo - Page 984

  • La badaliya de Louis Massignon; un piège?

    La badaliya, au nom d’autre de Louis Massignon (1947-1962)

    Cerf, Paris, 2010

     

    Voici un curieux ouvrage, certes d’une importance documentaire incontestable mais qui jette sur la personnalité et l’œuvre de Louis Massignon, insurpassable islamologue, une lumière plutôt crue, voire étrange.

    Dans ce même blog, j’ai déjà eu la possibilité de rendre hommage à l’œuvre du célèbre professeur de sociologie musulmane au Collège de France en rendant longuement compte de deux volumes de ses Ecrits mémorables, parus dans la collection Bouquins. J’avais donc déjà rencontré cette notion de badaliya, en français sodalité, et qui consiste à prendre la place d’un autre.

    Massignon, qui fut, sa vie durant, écartelé entre sa foi chrétienne, d’abord perdue et ensuite retrouvée en Orient arabe, et son amour pour la langue et la civilisation islamiques, était habité par des visées prosélytistes assez incroyables. Tant elles étaient fortes et ne cédaient devant rien.

    Je ne remets nullement en cause l’incomparable expertise philologique et sociologique de l’homme, il suffit de voir le soin scrupuleux qu’il mit à établir l’édition des textes d’al-Hallaj pour s’en convaincre. Ce que je conteste respectueusement et sans offusquer en quoi que ce soit sa mémoire, c’est sa volonté de racheter, de convertir à la foi chrétienne tout ce qui ne l’est pas, ou ne l’est pas encore. Comme si c’était, comme disent les Allemands, eine allein seligmachende Kirche. Non, un même D. nous a tous créés avec la même dignité et la même valeur.

    La badaliya, telle que conçue par Massignon et son amie Mary Kahil, chrétienne de rite melkite, descendante égyptienne d’une très vieille famille grecque établie sur les rives du Nil, vise à remplacer des non chrétiens, en l’occurrence des musulmans par des chrétiens, dont l’amour manque au Christ. En soi, le but est louable, mais imaginez un peu ce qui se passerait aujourd’hui si les fondamentalistes musulmans (et je ne parle même pas des radicaux violents de Ben Laden) prenaient connaissance de telles visées qui aboutissent nécessairement à l’apostasie, voire à une mort certaine, puisque même à l’époque, des musulmans égyptiens qui s’étaient rapprochés de l’idéal de Massignon, furent assassinés.

    En tout état de cause, les présentateurs de ce volume se sont choisis le préfacier qu’il leur fallait, en la personne de SE le cardinal Tauran lequel commence son texte en relatant le discours tenu par le roi Saint Louis à l’ambassadeur du roi de Tunis, alors que le monarque franc venait de convertir un adulte juif. Pour illustrer le dialogue interreligieux, on peut mieux faire…

    En fait, la passion (car c’en fut une) de Massignon pour l’islam lui faisait découvrir des similitudes imaginaires entre cette religion et la sienne propre qui n’existaient pas en réalité : ne va-t-il pas jusqu’à discerner dans Fatima les traits de la Vierge Marie ?

    Mais je ne veux pas être juge trop sévère, il faut prendre ce document pour ce qu’il est : une attestation de ce qu’éprouva un homme et quelques autres personnes en voyant que la terre qui avait vu naître le Christ et le christianisme faire ses premiers pas, était désormais entièrement occupée par une autre confession, balayant tout sur son passage…

    Je relève quelques définitions de ce livre, insinuant dans cette direction (p 28) : la badaliya… un témoignage évangélique de vie chrétienne en esprit de compassion et de substitution pour leurs amis ou compatriotes musulmans…

    Mais même en 1955, moins de sept ans avant sa mort, Massignon eut tout de même quelques lueurs de lucidité : (p 43) : on nous dit que la badaliya est un leurre, car on ne peut pas se mettre à la place d’un autre, et que c’est un rêve d’amoureux.

    Le reste du livre est de la même veine. En soi, pourquoi pas ? Mais si certains se saisissaient de ce livre pour dénoncer le zèle convertisseur des chrétiens, la volonté de convertir des millions de musulmans, aurait aujourd’hui des effets dévastateurs. Et compromettrait pour les décennies à venir le dialogue entre les cultures car l’une des deux parties y décèlerait un piège.

    On nous répondra qu’il faut faire un effort sur nous même et comprendre que notre sainte mère l’Eglise se soucie du salut de notre âme… Dans la Realenzyklopiae für Theologie und Kirche, j’ai pourtant bien lu que l’adage Extra ecclesiam… (Hors de l’Eglise, point de salut) était un simple apocryphe. Alors, c’est un apocryphe qui a la vie dure…

    De nos jours, les rares chrétiens encore en vie en Orient ont besoin de tout autre chose. Mais ce livre a cependant une grande valeur documentaire que les historiens ne sauraient négliger.

  • Existe-t-il une solution pacifique au nucléaire iranien ?

    Existe-t-il une solution pacifique au nucléaire iranien ?

     

    La question se pose désormais avec une certaine acuité, en raison de la tenue imminente d’une réunion à Istanbul en présence de l’Iran et des grandes puissances, la Chine, la Russie et l’Union Européenne et les USA.

    Il n’est pas certain que cela réussisse car les Iraniens sont passés maîtres dans l’art des manœuvres dilatoires et la façon de gagner du temps : cela dure depuis 2005 ! Depuis cette année, les sanctions de nature économique étranglent toujours un peu plus l’économie iranienne, rendant de plus en plus difficile l’existence quotidienne de millions d’Iraniens : certes, les puissances occidentales se méfient du régime des Mollahs dont les dernières élections présidentielles ont montré la vraie nature, mais est-il juste que de pauvres citoyens souffrent en raison de la politique menée par leur gouvernement ?

    Les Russes ne veulent pas d’un renforcement unilatéral des sanctions mais ils le disent mollement, comme s’ils voulaient donner le change et faire diversion aux yeux des Iraniens avec lesquels ils entretiennent de ,ombreux rapports commerciaux et techniques. Mais ils savent que les USA et le Européens sont partisans d’exercer une pression accrue sur un Iran récalcitrant.

    Ce qui saute aux yeux des observateurs impartiaux n’en reste pas moins le fait suivant : si l’Iran n’a rien à cacher, alors qu’il laisse libre accès aux observateurs et aux inspecteurs de l’ONU. Ce n’est pas plus compliqué que cela.

    Par ailleurs, ceux qui pensent que le régime sera prochainement victime d’une révolution anti-Mollahs se trompent lourdement car la situation ne ressemble nullement à celle de la Tunisie où la troupe a refusé de tirer sur la foule. Si elle avait accepté de le faire, Ben Ali serait encore dans son palais de Carthage. Le pouvoir à Téhéran dispose des Gardiens de la Révolution qui ont déjà fait feu sur leurs frères.

  • La kabbale de Safed et le renouveau d’Isaac Louria au XVIe siècle

    (Conférence d'hier soir à la Mairie du XVIe arrondissement)

     

    La kabbale de Safed et le renouveau d’Isaac Louria au XVIe siècle

    Généralités : l’expulsion des juifs de la péninsule ibérique

    Mesure-t-on réellement ce qu’a pu signifier pour la mémoire collective des juifs de l’Europe méridionale, si ancrés dans la socio-culture de leur terre d’adoption, un tel décret d’expulsion signé en 1492 par Isabelle la catholique et son époux Ferdinand ? D’un trait de plume, les juifs étaient chassés d’un territoire devenu leur patrie d’adoption tandis que tous leurs repères séculaires disparaissaient. Ils s’étaient sentis intégrés dans ces possessions de la couronne espagnole, arrachés, au terme de luttes longues et âpres, à l’expansionnisme musulman qui avait réussi à se maintenir dans la péninsule pratiquement jusqu’à la fin du XVe siècle.… La symbiose avec le milieu ambiant fut si totale que les juifs avaient même donné naissance à une langue judéo-espagnole comme le ladino, dans laquelle ils rédigèrent certaines de leurs prières, intégrées à la liturgie hébraïque ancestrale.

    Leurs aïeux s’étaient illustrés dans tous les secteurs de la vie publique  et avaient conquis une place enviée dans la direction politique du pays, à la cour des monarques, dans les arts et les lettres, la médecine, les sciences etc… L’un des leurs, le célèbre Moïse Maimonide (1138-1204), contraint de quitter sa ville natale, Cordoue, n’avait jamais oublié la cité qui l’avait vu naître, même dans son lointain exil égyptien[1]… Au soir de sa vie, il continuait d’être en relation épistolaire avec ses frères demeurés sur place. Il ne fut pas le seul puisque la plupart de ceux qui allaient, des siècles plus tard, subir le terrible décret d’expulsion, se feront appelés les mégorashim (expulsés d’Espagne) même après avoir fait souche dans les pays du pourtour méditerranéen.

    Aucun secteur n’était soustrait à l’influence des juifs de la péninsule, excepté le culte établi, la religion majoritaire, qui finit par avoir raison d’eux. Le seul secteur qu’ils n’avaient pas pu investir en raison de leur fidélité à la religion de leurs ancêtres. Une fidélité qui ne pesa pas lourd face aux exigences du clergé catholique, soucieux de renforcer son pouvoir en parachevant l’unité religieuse du royaume : tous les territoires de la couronne, en Castille, en Andalousie, en Aragon, dans le territoire de Léon, partout, la puissante église catholique entendait affirmer son hégémonie qu’elle croyait menacée par la montée en puissance des juifs dont tant de hautes personnalités l’avaient pourtant déjà rejointe. Nous reviendrons dans les chapitres suivants sur le cas de convertis célèbres comme Abner de Burgos devenu Alfonso de Valladolid ; mais il y eut aussi des milliers d’anonymes, notamment lors de la vague de conversions de 1349 dont Fritz Isaac Baer parle dans son célèbre ouvrage.[2] S’étant fortement impliqués dans tous les secteurs de la vie politique et culturelle, les juifs s’étaient progressivement assimilés. Leur fusion ethnique et religieuse au sein du corps social traditionnel devenait une nécessité absolue aux yeux de l’église catholique qui craignait qu’une puissance, originellement juive, ne portât atteinte à l’identité même du royaume.

    Il fallut choisir entre le départ, donc l’exil, et la conversion. C’est ainsi que naquit le phénomène marrane qui ne manqua pas de réserver quelques surprises à l’église catholique. L’écrasante majorité des juifs refusa d’abjurer sa foi et préféra l’exil à l’apostasie. Les pays du Maghreb, mais aussi la Turquie et l’Europe bénéficièrent de cet important afflux de populations. Les cités-Etats d’Italie accueillirent les expulsés, notamment la ville de Venise dont le ghetto abrita des personnalités aussi prestigieuses que Isaac Cardoso[3] et Isaac Abrabanel, le grand philosophe et exégète biblique, familier des rois et des reines.

    Cette rupture et ce traumatisme ne peuvent pas ne pas avoir laissé de traces profondes dans le vécu et le penser de ces hommes qui durent tout abandonner pour conserver leur foi. Empreints d’une religiosité profonde, ils ne manquèrent pas de s’interroger sur ce coup du sort. Pourquoi Dieu les avait-il abandonnés, une fois encore ? Eminemment convaincus de l’existence d’une impeccable théodicée, ils ne pouvaient s’en prendre à Dieu ni lui adresser le moindre reproche : leur seule ressource consistait à découvrir en eux-mêmes les raisons d’un tel malheur qui frappait une nation dans son ensemble. Il ne s’agissait plus des manquements d’une seule personne ou d’un groupe limité, mais de tout un peuple : qu’avait-il bien pu commette comme délit pour en être arrivé là ? Il fallut chercher en son for intérieur ce qui avait déclenché une telle punition divine. Même un esprit aussi rassis que Abrabanel, homme de conviction mais aussi de savoir scientifique, a cru que si les juifs avaient essuyé l’ire divine, c’est parce qu’ils avaient trop cultivé les lettres grecques, délaissant les textes sacrés de la Révélation, c’est-à-dire la Tora… L’expulsion d’Espagne a largement pesé sur le mode de pensée d’Abrabanel qui, sans ce grave accident politique, aurait peut-être pris une tout autre direction. On perçoit nettement dans ses écrits le procès qu’il intente aux averroïstes, coupables, à ses yeux, d’avoir singulièrement tiré vers eux les thèses du Guide des égarés de Maimonide.[4] En d’autres termes, d’avoir déformé la pensée de Maimonide et d’avoir substitué leurs propres idées aux siennes.

    Cette attitude dénote au moins une chose : face au drame du déracinement et de l’exil, les intellectuels juifs de la fin du XVe et du début du XVIe siècles ont cherché à apporter une réponse, à défaut d’une explication : les enfants d’Israël ont été chassés par la main de Dieu d’un lieu où ils s’étaient crus à l’abri d’un coup du sort pour la seule raison qu’ils avaient abandonné leur héritage religieux traditionnel. Ils n’auraient pas dû conceptualiser leur judaïsme au point de le transformer en philosophie pure. Il convenait donc d’en tirer les conséquences et de revenir sur le terrain de la tradition ancestrale

    Dans ce contexte, la kabbale lourianique constitue une sorte de réponse mystique à cette mesure d’expulsion, de nature religieuse elle aussi, mais avec d’indéniables conséquences politiques. L’âme juive, acculée de toutes parts, livrée, pieds et poings liés, à l’arbitraire de ses ennemis, ne pouvait plus placer son espoir en un rationalisme maimonidien qui l’avait menée là où elle se trouvait

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